Pour ramasser l’action, on la dissèque en ses tenants et aboutissants, et nos verbes sont là pour cela: la langue partage d’abord l’action.
Il faut dire aussi qu’elle seule affecte le monde et les autres hommes; la contemplation, ce passage de l’âme, est d’abord intérieure, reflet sur soi du monde. Elle se dit donc à l’aide des morceaux de la langue commune laissés par l’action sur le côté de l’assiette: le gras, les os, le trop-plein de sauce. La contemplation sauce l’assiette du langage.
Et parce que je contemple ici et cela à tel moment, le langage de l’action applique son lexique du cadre à la substance de la contemplation. La contemplation de l’espace se compte en mètres ou en années-lumière, celle du temps en secondes en ou âges, celle de l’objet en collections de taxonomies, d’idéaux-types, de points focaux de notre généralité. La description de la contemplation applique au particulier le langage de l’action générale.
Lieu: 83°W, 12°N. Deux îles à 70 kilomètres au large de la côte atlantique du Nicaragua.
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Depuis Managua, 6 heures de bus express, 2 heures de panga pour descendre le fleuve, puis 6 heures de mer, et encore un trajet houleux de Big Corn Island à Little Corn Island. Ou bien, au lieu de tout cela, 1 heure de vol dans un coucou de douze places.
Trois kilomètres du Nord au Sud, un ou deux d’Est en Ouest, quelques chemins terreux mais pas de voitures, en lisière une bande de sable fin sous les cocotiers courbés par le vent d’Est.
Il y a peut-être cent ou deux cents habitants, et une centaine de touristes. Les frileux dans les hôtels en dur du village, sur la côte Ouest; les riches dans de mignonnettes petites cabanes sur leur plage proprette au Nord-Est de l’île; et la classe moyenne essaimée selon ses goûts et ses moyens sur les cabanes de la côte Est. Le soleil est intense; le vent d’Est chasse les moustiques et courbe les cocotiers - “et, peut-être, les mats, invitant les orages, sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages”.
La côte se suit, nu-pieds sur le sable fin ou dans les vagues légères, parfois dans les roches brunes, ou parmi les troncs jonchés. Qu’on la longe sur la grève ou à distance en canotant, c’est un limès de sable pur bordant des bois denses.
Tout rivage a ses ombres et son mystère: des flottes de trirèmes longeant les côtés arides du Péloponnèse et ses promontoires couverts d’oliviers; des frégates à trois ponts doublant la côte sauvage de Bretagne; ici un nouveau cliché se profile, et d’un instant l’autre un radeau pourrait accoster ce rivage: sûreté de l’échouage, fertilité chargée de fruits, inconnu du cœur de l’île.
On peut ainsi s’asseoir au pied d’un arbre, face à la périodicité de l’océan, entre les barrières jumelles de la forêt derrière soi et du corail au large. Le soleil levant met en mouvement la tiédeur de la nuit, souffle sur son inertie, réveille ses ombres pleines. Alors la chaleur est douce et les âmes calmes.
On peut être actif, sinon, en montant au phare, ou au volley de quatre heures. C’est un lieu de plongée, également, aux eaux claires, peu profondes, poissonneuses. Requins-nourrices, raies, homards, poissons-trompettes - des braconniers, raconte-t-on, ont pêché l’an dernier le couple de requins-marteaux qui vivait là.
On dîne chez soi, dans l’hôtel voisin ou dans l’un des deux cafés d’expats - burgers et BLT, pour les Américains nostalgiques de leur malbouffe et pour ceux qui se lassent du homard. Les bières locales sont la Tona et la Victoria, légères, la seconde un peu amère.
On y parle surtout l’anglais: soit celui des touristes anglo-saxons, qui font la majorité, soit celui des créoles; un peu l’espagnol aussi.
Il n’y a ici que des gens bien: des touristes en quête de calme, des couples amateurs de plongée, des familles nucléaires bien proprettes, d'héroïques volontaires venus enseigner l’anglais. On se croise à l’hôtel, au village, en plongée. L’île est trop petite pour avoir une police.
Pour ma part, je dors face à l’océan, dans le vacarme des vagues. Je quitte ma cabane à l’aurore. Je petit-déjeune sur un surplomb rocheux: œufs brouillés, pain à la noix de coco, gallo pinto (riz et fayots). Je plonge. Je m’empiffre de homard a la plancha, à l’ail, aux tomates.
Je lis dans un hamac les Mémoires d’outre-tombe et, dans sa lente oscillation, je m'indigne presque de la fausse modestie du voyageur qui remonte le Meschacébé en costume trois-pièces tandis que les sans-culottes descendent sur la Bastille.
Je marche le long des plages jusqu’à ce que la nuit tombe sur les cages à homard des pêcheurs. Je rentre à la clarté des étoiles. Je me couche tôt. Je n’ai pas de billet de retour (ce qui, à vrai dire, n'est pas très malin).
Il y a deux perspectives pour considérer l’homme: selon son existence (qui dit qu’il est); ou bien selon selon son essence (qui dit ce qu’il est). En d’autres termes, l'essence: l’homme en général, l’idée de l’homme, par opposition aux non-hommes; et l'existence: l’homme en particulier, par opposition aux autres hommes, dans son expérience particulière.
Sur cette île les diktats de l’essence n’ont pas droit de cité. Rien ne catégorise l’homme qui s’abandonne au vent, au soleil, à l’océan. Les caractéristiques sociales importent peu tant qu'on a les moyens d'être ici, pas plus que la beauté, l’intelligence ou la force, ou tout autre classification humaine.
La contemplation ramène l’homme au simple fait d’exister et à l’expérience immédiate de cette existence. On ne peut plus le caractériser ni le ramener à son essence; seul demeure le détail particulier, sitôt disparu, du lieu, du moment, du sentiment instantané.
La mesure, cet outil de l’action scientifique et ce moyeu de l'essence, se laisse apprivoiser: plus de mètres ni de secondes, plus de norme essentielle; la période des vagues, des jours et des pas dit la loi.
Voilà le chemin qu’empruntaient mes pensées, dans ce paradis circonscrit. Un autre éprouvera peut-être la même émotion sur les arides sommets du Ladakh, dans les langueurs neigeuses de la Wallonie ou dans le fracas des équinoxes bretons.