Aujourd'hui, c'est en Russie que My Télé is Rich! pose ses valises. Il faut dire qu'à force de suivre les aventures d'agents russes à l'étranger, la curiosité a logiquement fini par prendre le dessus. Si bien qu'après avoir terminé Ta Gordin, la plus russe des séries israéliennes, j'ai eu une envie soudaine de mettre le cap sur la Russie. Les habitués du blog se souviendront que cela n'est pas notre première escale dans ce pays, déjà évoqué l'année dernière, lors de la découverte de Небесный Суд (Nebesnyi Soud), une mini-série fantastique versant dans la comédie noire. Si les informations qui nous parviennent de ce petit écran concernent souvent des remakes de fictions occidentales, c'est une autre source d'inspiration qui aiguisait mon intérêt : les adaptations littéraires. C'est finalement sur une série qui m'a été recommandée l'année dernière que j'ai portée mon choix.
Ма́стер и Маргари́та (Master i Margarita) est une adaptation du fameux roman de l'écrivain Mikhaïl Boulgakov, écrit entre 1928 et 1940, et publié en France sous le titre Le Maître et Marguerite. Cette série a été scénarisée et réalisée par Vladimir Bortko, qui n'en était pas à son coup d'essai dans cet exercice puisqu'il avait porté à l'écran en 2003, L'Idiot de Fiodor Dostoïevsk. Master i Margarita compte 10 épisodes de 45 à 50 minutes environ. Diffusée sur Telekanal Rossiva fin 2005, elle y a réalisé des scores d'audience impressionnants. Dans sa narration, elle est réputée très proche du roman d'origine - la durée de presque 8 heures au total permettant d'éviter les coupes sombres. J'avoue que je me suis lancée sans avoir lu au préalable le livre. Sa connaissance donne sans doute une autre dimension au visionnage, mais cela n'en reste pas moins un conte fantastique à plusieurs niveaux de lecture franchement jubilatoire.
Master i Margarita plonge le téléspectateur dans l'URSS des années 30. Plusieurs histoires s'y entrecroisent autour des actions d'un mystérieux magicien étranger, nommé Woland, qui vient de débarquer en ville accompagné de divers acolytes surprenants, dont un grand chat noir qui parle du nom de Behemoth. Manifestation de Satan, il est venu juger de la population moscovite après tous les bouleversements qui ont eu lieu dans le pays. Insaisissable pour un NKVD dépassé qui n'en frappe pas moins impitoyablement, il sème la zizanie dans la capitale russe, agitant une bureaucratie soviétique médiocre et corrompue.
Parallèlement, une partie de Master i Margarita se déroule à Jerusalem au Ier siècle de notre ère. On y découvre Ponce Pilate devant faire face au procès de Jésus. Deux millénaires plus tard, dans l'URSS des années 30, le dignitaire romain est également le personnage principal d'un roman écrit par le Maître, un écrivain qui a été détruit psychologiquement par les critiques ayant visé cet ouvrage. S'il est désormais interné dans un hôpital psychiatrique, c'est l'amour que lui porte Marguerite, son amante, qui va lui ouvrir une voie vers le salut, lorsque la jeune femme est sollicitée par Woland lui-même pour être sa reine le temps d'une soirée très spéciale.
Influencée par Faust, Master i Margarita est une œuvre foisonnante et extrêmement riche, offrant plusieurs niveaux de lecture. Sa tonalité se fait grinçante, à la fois comique et horrifique, n'hésitant pas à verser dans le burlesque et l'excessif. Maniant habilement le fantasque et l'absurde, l'histoire part dans de nombreuses directions, et progresse grâce à des développements et à des chutes qui aiment dérouter le téléspectateur, défiant constamment l'imaginaire et ses attentes. Prenant plaisir à repousser les limites, l'ensemble apparaît aussi original que surprenant, s'affranchissant de toutes les conventions. Il forme une sorte de tourbillon inclassable, proprement jubilatoire et réjouissant, dans lequel il est aisé de se prendre au jeu.
La richesse de Master i Margarita tient aussi au fait que la série se réapproprie plusieurs genres différents. Elle est tout d'abord une fable fantastique mettant en scène le Mal. Autour de Woland qui en constitue l'incarnation, se presse une suite de créatures surnaturelles venues troubler le calme moscovite, des vampires jusqu'aux sorcières. La partition maléfique jouée par le maître de cérémonie se déroule sans rencontrer le moindre obstacle, semant désordre et mort jusqu'au bouquet final qu'est ce bal des damnés rassemblant toute l'élite envoyée derrière les portes de l'Enfer. Les confrontations entre Woland, ses acolytes et les divers dignitaires soviétiques se révèlent souvent savoureuses par leur noirceur, et l'art avec lequel elles ridiculisent invariablement ces derniers.
Le visionnage de Master i Margarita ne peut pas non plus être détaché des conditions d'écriture du livre d'origine, rédigé justement dans cette URSS des années 30. Au sein d'une Russie communiste où l'athéisme s'est répandu, la remise en cause de toute croyance trouble Woland : la population moscovite a-t-elle changé ? Pour donner le ton, la série s'ouvre avec une discussion philosophique sur l'existence de Dieu entre un responsable de la scène littéraire et un poète. Le magicien s'y invite. Par la suite, il va toujours prendre un malin plaisir à dérouter et à attiser les instincts les plus bas des bureaucrates qu'il croise. C'est un portrait satirique des élites soviétiques qui s'esquisse, confrontées à des évènements surnaturels dépassant leur entendement et les laissant sans réponse, jusqu'au NKVD, ombre omniprésente mais réduite à l'impuissance.
Faisant intervenir de nombreux protagonistes, Master i Margarita multiplie les storylines au sein d'un récit extrêmement touffu. Elle réécrit des évènements bibliques, proposant sa propre version du procès de Jésus par Ponce Pilate, s'intéressant au dilemme posé à un dignitaire romain paralysé par sa propre lâcheté. Dans la Russie des années 30, Pilate devient le personnage central inattendu, tiraillé par sa culpabilité, d'un roman écrit par le Maître, scellant ainsi l'étrange lien qui va unir ces différentes destinées. La série se mue en histoire d'amour pour traiter de la relation entre l'écrivain déchu et la belle Marguerite. Entre recherche d'une libération et de la rédemption, le récit prend un tournant inattendu lorsque la jeune femme accepte l'offre de Woland qui la propulse reine de l'Enfer le temps d'une soirée. C'est au final une quête douloureuse vers la paix que tous ces personnages entreprennent.
Sur la forme, Master i Margarita est une série très travaillée, où l'effort fait pour correspondre aux diverses ambiances du récit est manifeste. La réalisation joue principalement sur les couleurs, passant d'un noir & blanc très pâle à des scènes autrement plus colorées en fonction des lieux et des époques. Fantastique oblige, il lui faut recourir à l'occasion à des effets spéciaux : qu'il s'agisse de survoler la ville sur un balai ou bien de donner une réception pour les damnés, il faut avouer que les effets sont diversement réussis. Ce n'est pas un point fort de la fiction, mais cela restera à peu près correct. Enfin, l'ensemble bénéficie d'une impressionnante bande-son uniquement composée d'instrumentaux musicaux qui confèrent une belle dimension lyrique au récit.
Quant au casting, il est globalement homogène, et permet à toute cette vaste galerie de personnages hauts en couleur de prendre vie. Marguerite est interprétée par Anna Kovalchuk, tandis que le Maître est incarné par Aleksandr Galibin (à noter qu'il est doublé dans la série par Sergey Bezrukov qui joue également Jésus). C'est Oleg Basilashvili qui interprète le mystérieux et inquiétant Woland. Vladislav Galkin joue quant à lui le poète témoin de la mort de Berlioz qui débute la longue liste d'internés en hôpital psychiatrique à cause des évènements. Quant aux acolytes de Woland, ils sont joués par Aleksandr Abdulov, Aleksandr Filippenko et Aleksandr Bashirov. A Jerusalem, Kirill Lavrov incarne Ponce Pilate. A leurs côtés, une foule de figures secondaires se succèdent.
Bilan : Satan, un chat qui parle, un écrivain désabusé, Ponce Pilate, une sorcière, le tout avec pour toile de fond l'URSS des années 30 et le NKVD, autant d'ingrédients qui font de Master i Margarita une série inclassable, jubilatoire et particulièrement savoureuse. Peuplé de figures fantasques et hautes en couleurs, ce conte fantastique joue sur divers registres, entre la comédie burlesque et horrifique, la satire politique et même l'histoire d'amour. Bénéficiant d'un récit dense, extrêmement riche, la série n'évite pas quelques longueurs, sans doute en partie dues à la fidélité de l'exercice d'adaptation, mais l'ensemble aboutit à créer une œuvre résolument à part dans laquelle le téléspectateur se laisse entraîner avec beaucoup de plaisir.
J'ai donc passé un très bon moment devant cette mini-série, et ma curiosité actuelle pour la Russie n'en a été que plus encouragée. J'ai commandé le livre Le Maître et Marguerite pour découvrir l'original, car j'imagine que la transposition à l'écran a pu laisser de côté certains aspects d'un roman au concept tellement fascinant. Quant à mes explorations téléphagiques, je me dis que L'Idiot du même Vladimir Bortko peut être un prochain projet de visionnage très intéressant. A suivre.
NOTE : 7,5/10
Un extrait de la première conversation de la série (sous-titré en français) :
Un extrait d'un épisode ultérieur (toujours sous-titré en français) :