Magazine Culture
Le roman poétique
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Philippe Soupault - Le bon apôtre [Lachenal & Ritter, 1988 (1923)]
Curieux petit roman que celui-ci, le premier de son auteur, initialement publié en 1923 ; un roman qui, plus qu’une succession de péripéties, propose un parcours poétique, ou pourquoi pas même d’assister à la naissance d’une poétique. Naissance bien sûr est une façon de parler, car la véritable naissance avait déjà eu lieu, en 1919 pour être précis, avec l’écriture à quatre mains en compagnie d’André Breton de ce qui deviendra par la force des choses le surréalisme - je veux parler, bien entendu, des Champs magnétiques, ou l’invention d’une écriture automatique dont Le bon apôtre porte indéniablement la trace.
Le premier roman de Soupault serait donc par bien des aspects – stylistiquement comme formellement – un livre expérimental qui projetterait l’expérience poétique au cœur de sa structure comme de sa narration. On y suivra l’histoire d’une amitié – ou plus exactement, on tournera autour, comme s’il s’agissait d’un centre fixe inspecté (déformé) par de multiples miroirs -, celle qui réunie deux jeunes poètes à qui tout est promis, l’un Jean X (le bon apôtre du titre) et l’autre Philippe Soupault. Il y a quelque chose de profondément rimbaldien (et donc quelque part romantique, et ce même quand le livre fuit tout romantisme) chez ces deux personnages qui semblent à bien des égards ne faire qu’un, ou qui plutôt, par le truchement d’une écriture d’autant plus étrange qu’elle reste en permanence simple (ou donne l’illusoire impression de l’être), jouent à se confondre, comme si plus que l’identité ce serait un certain état qui importerait. De toute façon, il n’y a pas ici récit – ou si peu – , tout est annoncé par l’auteur dans le prologue : Jean X, l’ami d’un Soupault fasciné, brillant poète, entrepreneur maniaque, dont la jeune vie est déjà marquée d’épisodes étranges, promit à un brillant avenir, qui joue avec lui-même et les autres pour mieux ne pas jouer le jeu mondain qu’il se doit pourtant de jouer, finira par tout plaquer et partir loin, à l’aventure, et finalement disparaître. Rimbaldien en diable, certainement, et ce d’autant plus que - tels les détectives sauvages qui errent dans la nuit mexicaine de Roberto Bolaño, mais en version fils de bonne famille (Soupault est issu de la grande bourgeoisie) – nos deux amis ne semblent pas très préoccupés par la production d’une œuvre. Disons dans tous les cas que ce n’est cela qui importe ici ; la poésie, elle aussi, est un état.
Et c’est cet état, converti en style, qui parcours et régit le livre, qui en défini la forme et les enjeux. Le bon apôtre, c’est donc avant tout un style, élégant, fin, excessif et mesuré, mystérieux. S’agit-il de surréalisme ? Oui, non, peut-être. Il ne sera pas inintéressant de noter que le livre à sa parution a profondément déplu à l’irascible Breton qui n’admettait pas que l’on puisse s’adonner à « la poursuite isolée de la stupide aventure littéraire » ; premier désaccord entre les deux amis qui mènera inexorablement à l’exclusion de Soupault en novembre 1926. Soupault, certainement, ne pratique pas le surréalisme triomphant et sûr de lui – si prompt à tomber naïvement dans un kitsch que son aveuglement théorique l’empêche de voir ; de toute façon Soupault était certainement plus proche de l’esprit irrévérencieux, libre, parfois futile ou frivole, de Dada que de celui du surréalisme vainqueur, dont le dogmatisme naissant ne pouvait que l’en écarter.
Il y a dans ce roman, néanmoins, beaucoup du surréalisme – du moins celui issu de la trouvaille des Champs magnétiques. Ces phrases étranges, à demi-cryptiques, où la promesse du sens ne s'accomplit pas toujours où pas forcément là où on l’attendrait ; ces associations surprenantes de métaphores hétéroclites qui n’en sont pas ou pas tout à fait ; tout cela bien sûr renvoie à l’écriture automatique. Pourtant, bien loin de foncer tête baissée armé d’un parapluie et d‘une machine à coudre à la poursuite d’une table de dissection, Soupault cherche par des modalités sinueuses l’autonomie d’une langue littéraire qui lui serait sienne, et y parvient dans le calme et la tranquillité. Nous avions parlé d’élégance un peu plus haut, redisons le maintenant : s’il y a un mot qui définirait le style de Soupault, c’est bien celui-ci, élégance. L’élégance du résultat, plus que la morgue prétentieuse d’un procédé qui ne dirait rien de plus que ce qu’il est. Tout cela n’empêche pas, bien entendu, son personnage – Jean X – de passer trois jours à relire ce bon Lautréamont. Le surréalisme ici n’est pas étendard mais sensibilité.
Ce livre qui nous parle d’identité qui se cherche, se perd, ne se trouve pas et quelque part se complait dans cette non trouvaille ; ce livre qui selon la critique de l’époque évoque le « mal du siècle », la quête d’un sens ou d’un ordre qui échappe ; ce livre que l’avant propos de la réédition de 1988 (la dernière en date) cherche à nous présenter comme le chef d’œuvre qu’il n’est pas tout à fait (le chef d’œuvre viendra quelques années plus tard, une fois la rupture avec Breton consommée, ce sera Les dernières nuits de Paris en 1928) est un livre qui au fond, étant donnée sa nature et le moment de son écriture (Soupault n’a que 25 ans), ne saurait éviter l’imperfection et l’arbitraire, mais c’est aussi cela qui lui donne tout son charme et sa valeur. La forme y est étrange, un peu floue peut-être, sans que cela semble importer, et c’est là sans doute où l’héritage de dada est le plus fort, dans cette capacité de faire se confronter des éléments disparates avec le plus grand naturel. Ainsi, on alterne entre des chapitres qui bien qu’ayant recours à la troisième personne sont écrit depuis le point de vue du personnage « Philippe Soupault » et des extraits du journal de Jean X, deux personnages qui finissent bien vite par perdre toute autonomie, tout comme leurs réflexions et perceptions ; on s’amuse des apartés légèrement ironiques sur la mode ; on s’étonne de ceux curieusement élégiaques sur les champs de courses ; on se glisse avec un plaisir non feint dans le récit surprenant et quelque peu parodique des tenants et aboutissants du séjour en prison de Jean ; on découvre ailleurs une note de bas de page où Soupault - quittant cette fois le masque du personnage - semble faire le bilan du dadaïsme et annoncer l’avenir (« tout est fini maintenant. J’écris des romans, je publie des livres. Je m’occupe. Et allez donc ! ») ; etc.
Le livre, à force de cultiver le flou et l’écriture oblique, flirte par moments – reconnaissons le – avec l’ennui, mais cette imprécision, qui transforme un fond très romanesque en quelque chose qui ne l’est plus du tout, est aussi ce qui en fait toute l’originalité. Comme nous le disions plus haut, il ne s’agit pas là du chef d’œuvre de son auteur, mais plutôt d’un texte qui aurait valeur de document, et qui nous propose le premier passage de la poésie devenue curieusement roman. Ensuite, d'autres viendront.