Face à un tel drame, comment réagir? On a vu dans la presse de l'indignation, bien sûr. Mais il y eut aussi réactions lénifiantes:
Les cadavres étaient de jeunes gens pleins d’espoir. C’étaient des damnés de la Terre matraqués de «déboires, privations, maladies, violences des tyrans, mort des proches». Ils étaient tombés entre les griffes de «passeurs avides». Enfin, «ils venaient chez nous». On pense d’abord que la chroniqueuse exprime une émotion presque romanesque: mon dieu, nos invités sont morts en chemin – et dire qu’il n’y a pas trente minutes, je les avais au téléphone. Et on se trompe. Car le problème, c’est précisément qu’ils n’étaient pas invités: «Il nous est impossible de rester indifférents car nous savons que nous ne pouvons les accueillir, quand bien même nous le souhaiterions.»
Aaah, c'était des 'réfugiés économiques'? Circulez, il n'y a rien à faire...
Sauf que non:
"on sait que la misère «économique» a des causes politiques. La situation désastreuse de maint pays du Sud est le fruit de l’oppression et de la corruption domestiques – conformément à la logique de la faim exposée par Amartya Sen, Prix Nobel d’économie: les famines surviennent pour la plupart dans des Etats non démocratiques dont les dirigeants confisquent les richesses et, faute de contrôle populaire, n’ont aucune incitation à travailler pour satisfaire les besoins de leurs administrés. La situation désastreuse de maint pays du Sud est également le fruit de la domination internationale: rappelons-nous les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI dès les années 1980 aux nations endettées du tiers monde. Comme le rappelle l’anthropologue David Graeber dans sa corrosive histoire de la dette, il s’agissait là d’imposer des sacrifices à des populations innocentes au nom du remboursement de dettes contractées par des dictateurs – pour le plus grand profit des banques du Nord. Prétendre discerner clairement l’économique du politique dans cet embrouillamini, voilà qui tient de l’exploit mystique. "
Voilà qui mérite d'être répété: les personnes qui sont mortes à Lampedusa fuyaient les effets de politiques qui leur ôtaient l'espoir d'une vie digne, parfois d'une vie tout court. La question n'est donc pas d'abord 'doit-on les accueillir', mais plutôt 'comment cesser de soutenir ces politiques'...Car en plus, il s'agit nettement trop souvent de nos politiques.
Un autre philosophe, l'allemand-américain Thomas Pogge, a très bien décrit ça. Les inégalités du monde actuel comportent des injustices manifestes, mais on n'admets habituellement pas que nous, les habitants actuels des pays riches, puissent en être responsables. Les causes, c'est des acteurs locaux, des gouvernements inadéquats, ou alors des générations passées mais comment nous tenir pour responsables des actes des contemporains de nos grand-parents?
Sauf qu'il y a un hic. Trois hics, en fait. Tout d’abord, même si le nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté mondial est immense –plus d’un milliard de personnes selon la Banque Mondiale- les inégalités matérielles sont désormais tellement grandes que doubler ou tripler le revenu de toutes ces personnes par une redistribution directe ne serait même pas vraiment ressenti dans les pays riches. Y remédier n’est donc pas disproportionnellement exigeant.
Ensuite, même en admettant qu’il soit possible de refuser en quelque sorte l’héritage historique des crimes passés qui sont à l'origine d'une partie des inégalités présentes, il est incohérent de prétendre le faire tout en continuant de jouir des avantages qu'on en retire. Ce serait vouloir prendre dans un héritage seulement les biens et pas les dettes. « Comment pouvons-nous accepter et défendre par la force les grand avantages de naissance qu’un processus historique injuste nous a arbitrairement octroyés sans aborder aussi les privations sévères que ce même processus injuste a arbitrairement imposé à d’autres ? »
Finalement, les règles actuelles qui régissent l’ordre international sont clairement du ressort de notre génération. Et bien sûr certaines de ces règles défavorisent activement les populations les moins bien loties de la planète. Il ne s’agit donc plus de savoir s’il est obligatoire ou simplement louable d’apporter une aide aux plus démunis. Il s'agit de s'abstenir de nuire. Et ça, ce n'est pas une question de charité ni une question de contrôle des frontières. C'est une question de morale beaucoup plus simple, ça, l'interdit de faire du mal à autrui.
Des exemples? Le plus frappant de ceux qui sont cités par Pogge est celui-ci: considérer un prêt aux dirigeants comme un prêt au pays, même lorsque le pouvoir a été saisi par la force et que l’argent n’est pas investi pour la collectivité, rend la ‘carrière’ de putschiste extraordinairement lucrative. C’est doublement au détriment de la population qui se verra d’une part affaiblie par une dette extérieure sans jamais avoir bénéficié du prêt, et verra d’autre part son pays devenir une proie attirante pour les prises de pouvoir par la force, et ainsi une zone de guerres civiles. Un autre exemple est le champ libre que nos règles laissent à des entreprises qui oeuvrent, sans surveillance et parfois au mépris des droits humains, dans des pays où les protections des personnes sont inexistantes.
Que des personnes fuyent ces situations par milliers, est-ce si surprenant? Et face au verrouillage de nos frontières, que certaines périssent est-ce si surprenant? Entre 1961 et 1989, 99 fugitifs d'Europe de l'est ont été abattues ou sont mortes accidentellement en tentant de passer la frontière berlinoise, le fameux Mur de Berlin. "Depuis les années 1990, près de 20 000 personnes ont perdu la vie en tentant de rallier les États membres de l'Union". Face à un tel drame, donc, comment réagir? En regardant au-dela des questions de contrôle des frontières. Ces personnes n'arrivent pas par hasard à nos portes. Ce n'est pas la faute à pas de chance. C'est le résultat de décisions que nous acceptons, un tant soit peu, d'entretenir...