Fustiger le nouvel Jules Moch ou fustiger les immigrés illégaux ? Le
débat devrait pourtant être tout autre : comment rester ferme à la fois sur une immigration maîtrisée et sur les valeurs républicaines ?
Et voici qu’on continue de parler d’immigration et de "Roms" avec le "cas" particulièrement éclairant de Leonarda, collégienne de 15 ans qui a été expulsée avec sa
famille le 9 octobre 2013 (lire ici).
Les médias se sont emparé de Leonarda et de sa famille même dans leur nouvelle ville, à Mitrovica, dans le
nord du Kosovo. Avec les nouvelles technologies et la libre circulation des journalistes, il y a presque une provocation à aller suivre ainsi des expulsés. Et c’est forcément difficile pour le
pouvoir qui a décidé de ces expulsions.
Un débat public pas inutile
Cependant, c’est à mon sens assez sain que la polémique enfle sur ce sujet. Il y a environ une vingtaine de
milliers d’expulsions chaque année, en général passées médiatiquement inaperçues. C’est une polémique car les réactions ont été très variées.
Il y a d’abord eu des personnes choquées par le manque d’humanité de l’expulsion de la jeune fille devant ses
camarades. On imagine ce qu’aurait été cette réaction sous le quinquennat précédent. La réaction est légitime car c’est bien une certaine idée de la France qui est en cause.
Il y a ensuite eu la voix officielle, celle du ministère et de la préfecture, qui s’est bornée à dire que les
autorités appliquaient la loi, voix vite soutenue par Jean-Pierre Chevènement, élu voisin, qui expliquait
le 17 octobre 2013 sur i-Télé : « Nous vivons en permanence sous la dictature de l’émotion. » et qui reprenait les arguments de son
parti communiqués la veille : « Il n’y a pas d’expulsion sans douleur et chaque expulsion est un échec pour les individus ou les familles qui
aspiraient à vivre en France. Les bénévoles des associations qui sont présents auprès de ces personnes accomplissent un travail d’une grande humanité. Les responsables politiques, eux, ont des
obligations plus larges. Le Ministère de l’Intérieur, en particulier, est un ministère difficile, celui du réel, de ses contradictions et du droit. ».
Le 18 octobre 2013 sur LCI , à propos de la mobilisation de plusieurs dizaines de lycées en faveur de
Leonarda ce vendredi matin, Jean-Pierre Chevènement évoquait même la possibilité d’une manipulation des lycéens pour déstabiliser Manuel Valls : « Il est très facile d’utiliser la générosité de la jeunesse
pour l’orienter vers certains objectifs démagogiques. » ! Et il s’est même permis de faire le lien entre la loi sur le séjour et « défendre les trois millions deux cent mille chômeurs » dont ce serait le but. Ce qui rappelle étrangement une argumentation développée par le FN depuis une trentaine d’années (les immigrés prennent le travail des nationaux), elle-même imitant le slogan de la campagne présidentielle de
Georges Marchais en 1981 : « Deux millions d’immigrés =
deux millions de chômeurs ».
Application froide de la loi
C’est là évidemment tout le nœud du problème : on ne ferait qu’appliquer la loi. Mais justement, ce qui
est reproché à Manuel Valls, c’est la manière quasi-inhumaine d’appliquer cette loi. Du reste, comme je l’ai écrit auparavant, c’était aussi la
manière du précédent gouvernement.
Ceux qui rappellent sans arrêt l’application stricte et sévère de la loi sur le destin de quelques enfants
qui ne ferait changer en rien le destin de la France ni des Français sont parfois les mêmes qui vont protester contre les radars et les limitations de vitesse, alors que le code de la route est, lui aussi, la simple application de la loi et
que l’enjeu est nettement plus grave : quatre mille morts par an. Dans les "râlements", il y a toujours deux poids deux mesures sur ce type d’argumentation.
Des Français (aussi) atteints dans leur âme
Il y a aussi, dans certaines réactions, quasiment de la haine contre cette jeune fille, cristallisant en elle
tout ce qu’une certaine idéologie déteste le plus, à savoir, les étrangers en général, les "autres", les "immigrés", les "Roms", etc.
Pourtant, en restant dans une optique purement nationale (à savoir, l’intérêt national, l’intérêt des
nationaux), l’expulsion de cette jeune fille (et de sa famille) n’est pas seulement un drame pour eux. C’est aussi un drame pour leurs proches qui, eux, sont français. Leurs amis, leurs
camarades, leurs enseignants, etc.
Kosovo à la sauce spaghetti
Parmi les déversements de haine, il y a le fait que Leonarda serait bien mieux au Kosovo qu’en France (comme
si un tiers pouvait dire ce qui est bien pour les autres). Comme elle s’était exilée en France à l’âge de 10 ans, certains supputaient donc qu’elle devait avoir au Kosovo des amis, de la famille,
qu’elle connaissait bien ce pays ("son" pays), qu’elle connaissait la langue, etc.
En fait, elle n’a qu’une lointaine tante comme relation dans ce pays. Et elle ne connaît ni la pays, ni la
langue. Pourquoi ? Parce que le père a menti sur la nationalité de ses enfants.
Effectivement, le père a reconnu publiquement le 17 octobre 2013 que la famille venait d’Italie et pas du
Kosovo. Lui-même a quitté le Kosovo à l’âge de 3 ou 4 ans ! Sa femme et ses enfants sont nés en Italie. Le mensonge avait pour but d’obtenir l’asile des autorités françaises :
« Nous avons dû détruire nos papiers italiens (…). Nous avons dit que nous avions fui le Kosovo. ». Il a eu peur d’être expulsé en Italie,
ce qui n’a pas de sens puisque les deux pays sont dans l’Espace de Schengen.
Les autorités kosovares sont bien ennuyées : elles ne savent pas quoi faire de cette famille et paient
pour l’instant une aide mensuelle de 150 euros pour l’hébergement. Elles pourraient légitiment se retourner contre la France.
C’est vrai que le père ne manque pas de toupet en disant : « Les enfants ont peur car ils ne connaissent pas la langue, ici. Ils pleurent nuit et jour. Ils disent : "Papa, qu’est-ce que tu nous as fait ?". Je
leur dis que ce n’est pas ma faute mais celle de la France. ».
Les enfants sont innocents
On pourra dire tout ce qu’on veut du père, qu’il a tout fait pour ne pas s’intégrer pendant cinq ans en
France, qu’il a fui l’Italie parce qu’il a eu des problèmes avec la justice, qu’il a même eu en début 2013 des menaces sur la garde de ses enfants car il aurait été violent. Ce père est peut-être
(sûrement) très limite dans sa responsabilité parentale. Mais les enfants n’y sont pour rien, notamment la gosse de 1 an !
Or, les six enfants étaient bien intégrés en France. Les cinq aînés parlaient parfaitement le français,
avaient des camarades français, n’étaient pas isolés, travaillaient correctement à l’école. Si Leonarda a été interpellée dans ce car en destination de l’usine Peugeot de Sochaux, c’était parce
qu’elle ne se trouvait pas au domicile familial car elle avait dormi chez une camarade habitant plus près pour ne pas rater le car. Les parents de
cette camarade ne l’auraient certainement pas accueillie chez eux si elle n’était pas intégrée, si elle avait un "mode de vie extrêmement
différent".
C’est clair que sa vie est en France. Elle a même un petit ami qu’elle a dû quitter sans lui dire au revoir :
« Ça m'a fait mal de laisser tout le monde là-bas. J'ai beaucoup d'amis, j'ai mon petit ami, j'aime trop mon copain, j'ai pas envie de le perdre. » (Europe 1 le 16 octobre 2013). Elle
n’a même pas pu faire sa valise. Bref, voici une enfant innocente qui vit un drame exceptionnel. Ses frères et sœurs aussi du reste, mais eux n’ont pas eu à subir l’humiliation devant leurs
camarades.
Y a-t-il eu faute ?
Le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault a demandé mercredi une
enquête administrative qui devrait lui être rendue ce vendredi 18 octobre 2013 dans la soirée (sans être forcément publiée) pour savoir s’il y a lieu de faire revenir la famille en France ou
pas. Le Défenseur des droits Dominique Baudis a lui aussi demandé le 15 octobre 2013 une enquête
administrative.
Apparemment, la faute qui pourrait être reprochée au préfet serait la manière de l’interpellation. Un préfet
n’a pas le droit d’interpeller un mineur. Il n’a en charge que les adultes. C’est seulement si un parent est d’accord que le mineur peut être interpellé par la police.
Or, ici, deux témoignages se télescopent : d’après Leonarda et ses enseignantes accompagnatrices, elle
aurait été appelée au téléphone dans le car par le maire de sa commune ; d’après le ministère et la préfecture, c’est sa mère elle-même qui l’aurait appelée. La seconde version mettrait le
préfet hors de toute faute commise dans cette affaire. Ce sera difficile sans doute de départager les deux versions (le téléphone appelant est peut-être celui d’un tiers).
Faire un geste
Certes, cette famille a utilisé tous les moyens juridiques pour se maintenir le plus longtemps en France,
notamment grâce à l’aide d’associations très compétentes sur le sujet.
Je prétends toutefois que le séjour de cette famille en France n’aurait pas constitué un drame majeur pour
l’ensemble des Français. Sans doute, à court terme, cela leur aurait coûté un peu d’argent public, mais somme toute très faiblement face aux gouffres que représentent les dépenses inutiles dans
bien des domaines (notamment dans les collectivités locales), et ces enfants ont tout pour vouloir s’insérer dans la société, poursuivre des études, avoir un métier puis, eux-mêmes, dans une
sorte de retour d’ascenseur, contribuer à la richesse nationale par leur travail, leur consommation, le paiement de leurs impôts, cotisations, taxes diverses… comme les autres Français.
Limiter l’immigration
Ah, bien sûr, il faut maîtriser les frontières. Ou plutôt, ne pas dire au monde entier qu’on peut raser
gratis en France. C’est évident que la France ne peut pas accueillir tous les candidats à l’immigration. On dit d’ailleurs qu’une expulsion est un drame, mais le fait même d’émigrer est un drame.
Imaginer quitter sa terre natale, quitter sa famille, s’éloigner de ses racines, il faut avoir un caractère fort et une volonté de fer pour assumer cette (véritable) aventure. Ce n’est pas donné
à tout le monde. Cela peut aussi être de l’irresponsabilité, des fuites judiciaires, mais c’est bien plus rare (même si c’est le cas du père de Leonarda).
Comme je l’expliquais en évoquant le naufrage du 3 octobre 2013
à Lampedusa, les sens de migration sont de moins en moins Sud vers Nord et de plus en plus Sud vers Sud. On n’arrêtera jamais le désir de migrer. Cela fait partie du rêve des hommes. On en
trouvera aussi en France qui veulent vivre aux États-Unis, ou en Afrique, ou en Chine ou ailleurs. Chacun a ses rêves, souvent ses illusions.
Délicat équilibre
Comme toujours, une politique compatible avec les contraintes mais aussi avec les valeurs ne peut pas être du
tout ou rien. Elle doit être dans le délicat équilibre entre les nécessités économiques et sociales (mais pas politiques ni électoralistes !) et l’indispensable prise en compte du caractère
humain.
Cet humanisme, c’est ce qui fonde la base de notre République. Là encore, il ne s’agit pas d’être aveugle
face aux graves difficultés sociales que rencontrent de nombreux Français, mais d’être raisonnable, de constater que la présence de Leonarda n’influera en rien au destin de ces Français en
difficulté et que son expulsion, si elle peut soulager psychologiquement la conscience de certains, ne sera qu’un leurre de diversion par rapport à leurs propres problèmes qui, eux, ne seront pas
expulsés de leur quotidien.
J’aime souvent citer la philosophe Simone Weil avec cette indispensable phrase : « Seul est éternel le devoir envers
l’être humain comme tel. ».
Et c’est pour cela qu’interpeller des élèves pour les expulser au sein même d’une école ou dans un cadre
scolaire est assez incompatible avec les valeurs de l’humain : l’école doit être un lieu qui protège.
Sanctuariser l’école : pourquoi pas ?
La vice-présidente de l’UDI, Rama Yade, remarquait d’ailleurs, le 17 octobre 2013 à Villemoisson-sur-Orge, que l’école est complètement ouverte sur la société
et que ce n’était pas forcément un plus : les policiers viennent interpeller les élèves, les juges viennent condamner les enseignants attaqués par les parents, les entreprises viennent
vendre leurs yaourts ou barres chocolatées à la cantine, les religions viennent provoquer la laïcité à coup de voiles, etc. et que l’école n’avait pas à être moderne, les élèves ne doivent pas
être considérés comme des citoyens mais juste des apprentis citoyens.
C’est en ce sens que la "sanctuarisation" de l’école demandée par le Ministre de l’Éducation nationale
Vincent Peillon le 16 octobre 2013 serait une bonne mesure qui semble avoir reçu un écho positif chez les
proches du Président François Hollande (qui soutient par ailleurs totalement Manuel Valls).
Hiérarchiser les priorités
Il y a bien sûr une part d’hypocrisie à dénoncer les expulsions, à dénoncer cette expulsion tout en voulant
une politique d’immigration ferme. Une part d’hypocrisie à dénoncer l’inhumanité d’une expulsion sans en dénoncer le principe.
Mais c’est là la difficulté de la chose : parmi plusieurs considérations contradictoires, il faut
chercher à hiérarchiser. Sans nul doute, la dignité humaine doit l’emporter sur la démagogie électoraliste de ministres ambitieux : on ne joue pas ainsi avec la vie des autres. On peut le dire aussi pour le dossier syrien.
C’est cela, avoir des convictions fortes et engagées, prendre des décisions qui ne vont pas forcément dans le
sens de la facilité, ce qu’ont su faire, chacun à sa manière, les Présidents François Mitterrand et
Jacques Chirac, le plus souvent discrètement, dans le domaine de l’immigration.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (18 octobre
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La dignité humaine n’est pas une variable d’ajustement (16 octobre
2013).
Les valeurs de
la République à Grenoble (30 juillet 2010).
Hollande et Sarkozy, même combat (23 avril 2012).
Le syndrome bleu marine.
Lampedusa (3 octobre 2013).