Une telle conception plastique fait sens dans l'Histoire de l'art, dans la mesure où, après l’art abstrait qui niait toute référence à la figuration, après le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch (1918) et autres monochromes qui niaient le graphisme, après les ready-made de Marcel Duchamp qui faisait de l’objet usuel un objet d’art par la simple volonté du créateur, il ne restait plus à l’artiste qu’à créer des œuvres éphémères, détruites aussitôt terminées, dont ne subsistait, dans le meilleur des cas, que le support, par définition neutre. Les performances et les happening des années 1960-1970 consacrèrent cette démarche, de même que le Street Art des années 1980.
La destruction de l’œuvre pose naturellement différents questionnements. Qui, du plasticien ou de la Nature, doit se charger de cette tâche ? Peut-on se satisfaire d’une création fugace dont toute trace sera appelée à disparaître ou en préserver la mémoire à travers la vidéo ou la photographie ?
Comme ces artistes primitifs, Philippe Leveau utilise des pigments naturels. Mais, à l’opposé de leur démarche, il expose délibérément ses peintures à un élément destructeur en choisissant de les réaliser sur des pierres ou des rochers de l’estran (cette partie du littoral recouverte par la mer à marée haute), dans la région de Guéthary. A marée montante, l’eau attaque progressivement ses œuvres, leur faisant subir différentes métamorphoses, en agissant d’abord comme un miroir déformant, puis en les diluant jusqu’à disparition complète. Durant ce processus où la forme du support et la lumière prennent aussi leur part, l’artiste suit l’érosion de sa représentation picturale en prenant une série de clichés qu’il tirera ensuite sur toile et rehaussera des mêmes pigments naturels. Le résultat se révèle des plus intéressants, d’autant que le plasticien inscrit ses travaux dans l’Histoire de l’art en faisant parfois référence aux maîtres du passé. Son Nu rouge et vert ou son Nu orange et bleu par exemple, sont un hommage direct au Nu bleu que Matisse réalisa en 1952, tout comme ses entrelacs et ses croix, au-delà d'une symbolique basque, dressent une passerelle avec l'esthétique du Mandala.
Dans son roman, La Tête coupable, publié en 1968, Romain Gary avait décrit une semblable approche d’un art éphémère balayé par la mer, plus éphémère encore puisque l’œuvre, non photographiée, ne restait gravée que dans l’esprit du héros : « Il attendait ensuite que la marée de l’aube recouvrît peu à peu son œuvre. L’Océan arrivait sur les symboles avec un frisson inquiet, comme s’il craignait que quelque fragment de ce que la main de l’homme avait tracé ne lui échappât, s’acquittant ainsi de son rôle de père et de gardien de l’espèce. »
Les œuvres de Philippe Leveau sont actuellement exposées jusqu’au 31 octobre à la galerie Obre Enea d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques).
Illustrations : Série « Décors traditionnels basques », Autre croix 1593, tirage photographique et acrylique sur toile, 70 x 70 cm - Nu rouge et vert d’après H.M., tirage photographique et acrylique sur toile, 70 x 70 cm - Nu vert et rouge d’après H.M., tirage photographique et acrylique sur toile, 70 x 70 cm. Photos © Philippe Leveau.