La réalité est toujours plus conservatrice que l’idéologie
Publié Par Florent Basch, le 18 octobre 2013 dans PhilosophieDéveloppement libre d’une citation de Raymond Aron, « La réalité est toujours plus conservatrice que l’idéologie », qui se trouve dans L’opium des intellectuels. Si tout le monde prenait conscience de la vérité décrite par Aron, les discours dangereux et illusoires abuseraient moins de monde et la lucidité, vertu trop rare dans les affaires politiques, serait plus répandue.
Rares sont les hommes qui osent accepter de douter. Toujours le même problème : on croit savoir et on s’élance en avant, à l’aveugle, et on finit par se cogner à la dure réalité. Pire : l’homme convaincu, absorbé par son idéologie et ses bons sentiments, est tellement animé par la logique de ses idées qu’il n’aperçoit pas la stable résistance du réel. Il ne désespère pas, non ; il continue à batailler vaillamment ; il se sent généreux et croit au pouvoir de l’homme ; il s’enthousiasme, gesticule, discourt – le monde ne bouge point. Comment expliquer cette fascinante persévérance dans l’échec, cette choquante incapacité à vouloir s’adapter au réel, qui rend les hommes semblables aux mouches se cognant inlassablement contre les vitres ? Par la force de l’idéologie.
L’idéologie est un système de croyances illusoires plus ou moins fondée sur une apparence fallacieuse de rationalité. Ces croyances sont tenaces parce qu’elles viennent du plus profond de l’individu ; il ne s’agit pas de croyances concernant des objets qui nous sont indifférents ; ils concernent des objets qui nous plongent dans une ivresse onirique pleine de bonnes intentions ; on croit se battre pour l’Avenir, pour le Progrès, pour le Bien du monde. L’idéologue est sincèrement persuadé qu’il œuvre pour le Bien et croit sincèrement que les opposants à son projet, d’une manière ou d’une autre, qu’ils soient réactionnaires, fascistes ou ultra-libéraux, refusent d’avancer vers le Bien. Mais le Bien n’existe point ; ce n’est qu’un idéal censé être régulateur mais qui désarçonne les hommes plutôt qu’il ne les guide. Ce qui existe, ce sont des résultats bienfaisants ou malfaisants, résultats qui sont forcément multiples et difficiles à interpréter car ils ne se comprennent que lorsqu’on les intègre dans une vision objective des choses détachée de toute idéologie.
La situation des hommes lucides, tels que Raymond Aron ou Jean-François Revel, n’est pas très agréable ; ils jouent le rôle, pourtant nécessaire, des observateurs qui constatent les faits et qui font déchoir l’Idéal de son piédestal doré. On préfère toujours les idéalistes qui insufflent un élan généreux aux hommes que les circonspects briseurs de rêves. Ce n’est pas étonnant ; l’enfant accepte mal l’idée que le Père Noël n’existe pas ; les rêveurs du politique acceptent mal l’idée que la sacro-sainte Égalité ne régisse pas le monde – pire, qu’elle ne puisse ni ne doive régir le monde. Pour continuer à rêver peinard, ils construisent des réductionnismes divers, dans le but de se déterminer un ennemi et de trouver des solutions faciles : d’où l’égalitarisme, le pédagogisme, le sociologisme.
On comprend donc bien pourquoi l’idéologie est séduisante : c’est un beau songe qui paraît rationnel et qui, de surcroît, est agrémenté des meilleurs sentiments du monde. Aujourd’hui, quand on pense à ce mélange confus entre l’utopiste naïf, la belle âme vindicative, le dogmatique imprudent, l’esthète qui se croit rebelle, on pense évidemment au socialiste. Le socialisme n’est évidemment pas la seule idéologie nuisible aux sociétés, mais c’est celle qui est la plus présente et qui s’oppose actuellement directement au libéralisme, lequel, on ne le rappellera jamais assez, n’est pas, dans son principe, une idéologie, mais une doctrine souple constituée par un ensemble de propositions appuyées par l’expérience.
Le seul moyen de ne pas céder à la séduction de l’idéologie est de cultiver la vertu de la lucidité, vertu difficile et froide, peu attrayante, mais qui est la plus essentielle dès lors qu’on se préoccupe sérieusement des affaires politiques. Il faut être lucide pour apprendre que le monde ne se modifie pas avec les mots mais avec des actes, et que pour accomplir des actes efficaces, il faut moins de l’éloquence, ou une haute stature fantasmée, que la capacité à analyser froidement une situation donnée et à s’adapter à celle-ci. L’homme lucide se contente d’essayer, humblement, de déterminer les causes de certains problèmes et de proposer, avec précaution, des solutions possibles ; et, surtout, lorsqu’une de ces solutions ne fonctionne pas, il rectifie ses idées pour les adapter au réel plutôt que d’adapter le réel à ses idées. Le réel, il est vrai, est un peu moins enthousiasmant dès lors qu’on le regarde en face, sans mirage, sans les lunettes de l’idéologie ; mais l’homme est alors en prise direct avec le monde, et c’est seulement dans ces conditions qu’il pourra essayer, patiemment et péniblement, de prendre les bonnes décisions pour améliorer sa situation.
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