Christophe Barbier en a fait sa marque de fabrique de l'après-Sarkozy: des couvertures "choc" avec des slogans empruntés à la "Droite forte" de l'ancienne Sarkofrance.
L'immense majorité du pays ne retiendra que cela, ces "unes" placardées dans des milliers de kiosques à journaux, qui "valident" les thèses du Front national et autres droitistes extrêmes du pays. Une minorité franchira le cap, lire le contenu de l'hebdo. Barbier, quand on l'interroge, plaide l'innocence: il faudrait lire l'intérieur du journal pour s'en faire une idée plus juste.
Lisons, donc.
Nous nous attendions, ce 9 octobre 2013, à quelques preuves irréfutables de ce "nouveau" danger. Nous fûmes déçus. L'Express consacrait 12 pages (hors publicité), dont, évidemment, l'éditorial du patron de la direction. Christophe Barbier s'en explique: "l'Express ne peut se taire quand il voit se lever les tempêtes sur le pays, et celle-ci en est une une: dans un islam qui cherche encore sa place en France, dans une République qui ne sait pas bien intégrer ses citoyens musulmans, il y a un danger communautariste."
Le dossier s'ouvre sur une photographie de ... 2004: "le 17 janvier 2004, quelques milliers de personnes manifestaient à Paris contre l'interdiction du foulard islamique dans les collèges et dans les lycées", dit la légende. A l'époque, le recteur de la Mosquée de Paris avait rappelé que ces manifestation n'avaient rassemblé que moins de 0,6% des Musulmans de France.
Les preuves du danger ? Les voici:
- la réaction de Natalia Baleato, directrice de la crèche Baby-Loup: le licenciement d'une employée voilée avait été annulé par la Cour de Cassation en début d'année. L'établissement de Chanteloup-les-Vignes sera fermé en décembre prochain.
- le témoignage d'une sociologue, "spécialiste des relations entre l'Islam et la laïcité", Dounia Bouzar qui assure qu'en entreprise, "la situation empire". Nul chiffre, nulle étude, que des propos.
- des résultats de sondages - on imagine qu'ils sont plusieurs - dont les références ne sont jamais données (sic!)
- le témoignage d'une employée de la RATP travaillant au dépôt de Nanterre, un fait divers éloquent mais connu. Ghislaine, c'est son prénom, est par ailleurs une "contributrice régulière de Riposte laïque".
- le témoignage d'un avocat spécialisé en droit du travail, Me Louis Gayon, et qui a représenté la crèche Baby-loup.
- la recommandation du Haut Conseil à l'Intégration, cet été, d'étendre l'interdiction du port du voile dans les universités.
- le témoignage d'une professeur de droit à l'université de Lille I qui rapporte le cas de deux étudiantes en doctorat chargées d'encadrer des TD qui voulaient porter le voile.
- le témoignage du doyen de la faculté de droit de Strasbourg, et auteur du guide "Laïcité et enseignement supérieur" (2004), qui appelle à la vigilance.
- le témoignage du père Christian Delorme, co-animateur de la Marche des beurs de 1983.
- le témoignage de l'imam Tareq Oubrou, à Bordeaux, "régulièrement confronté à des jeunes qui suivent à la lettre les prêches simplistes de prédicateurs". Sauf que cet imam renvoie ces pratiques minoritaires mais violentes à celles d'un "public mentalement adolescent, pour qui la religion vient remplacer la bande du quartier."
- une double page sur les déboires du maire socialiste d'Argenteuil, Philippe Doucet en juin dernier: il fut chahuté à plusieurs reprises lors d'une manifestation de soutien à une femme voilée agressée dans sa commune. L'Express s'interroge: "l'islamophobie est-elle vraiment l'enfant monstrueux du communautarisme ?" Ah... Le journal rappelle les "efforts" du maire pour créer une école confessionnelle. Après tout, il y a déjà un collège catholique...
- un papier sur les "troubles" laïcs qui agiteraient le PS.
Et, enfin, une multitude d'exemples de "situations litigieuses", jamais sourcés, jamais datés, parfois même pas localisés; bref, du journalisme de l'anecdote.
Au final, nous sommes surpris, déçus, presque inquiets. Que des cas ostensibles, choquants pour la laïcité, ultra-visibles pour le commun des citoyens, existent, qui n'en serait convaincu ? L'Express aurait pu d'ailleurs traiter de ce sujet-là: comment traiter ces cas ?
Mais l'Express, ce jeudi, ne traitait pas cela. Il s'agissait de faire peur, de convaincre qu'une "tempête" menace. Ce sont les propos même du directeur de la publication. On cherchait donc les preuves, par exemple un recensement des faits, les résultats d'une enquête statistique, une analyse sur la longue période. Bref, autre chose qu'une poignée de propos, illustrés de faits divers connus et d'exemples anonymes.