Les étiquettes collent à la peau ; on n’y peut rien, dans la mesure où ce sont les autres qui vous les attribuent. Le besoin de juger prime celui de comprendre, les religions et les idéologies se développent sur ce terreau. Romain Gary, parce que « gaulliste inconditionnel », comme il se définissait lui-même, avait, depuis longtemps, été étiqueté, surtout par ceux qui ne l’avaient pas lu. Ecrivain « de droite », « conservateur », « réactionnaire ». Cependant, l’homme comme l’œuvre sabotaient cette volonté illusoire et rassurante de ranger les individus dans des casiers bien ordonnés. Je me suis demandé quelle avait été son attitude au moment de Mai 68 et ce fut l’occasion de relire trois ouvrages : la biographie de Dominique Bona (Gallimard, Folio, 445 pages, 7,20 €), celle, plus récente, de Myriam Anissimov (Denoël, 745 pages, 31,50 €), enfin Chien blanc (Gallimard, Folio, 220 pages, 5,30 €).
Gary venait de rentrer des Etats-Unis lorsque les premières barricades s’élevèrent. Il avait assisté sans illusions au militantisme des Black Panthers soutenus par Jean Seberg. Sans illusions, parce que ce tenant viscéral de l’antiracisme, « cosaque un peu tartare mâtiné de juif », s’était vite aperçu que les deux forces opposées fonctionnaient de la même manière : « Car je sais, écrit-t-il dans Chien blanc, qu’il y a dans les ” bons camps ” autant de petits profiteurs et de salauds que dans les mauvais ». Des réunions auxquelles il avait assisté et qui ne débouchaient finalement que sur un « racisme à l’envers », il tirait une conclusion sans appel : « Les gens qui avaient organisé cette réunion, quelle que fût la couleur de leur peau et en dehors des escrocs présents, ont fait la preuve d’une fraternité authentique : celle de la connerie ».
Bien avant le début du XXIe siècle, il avait analysé le phénomène de repentance et ce que
A Hollywood, on a le sens de la mise en scène et des décors de carton-pâte qui sonnent faux, Gary le sait et dénonce ces galas au cours desquels Marlon Brando joue les fiers à bras : « chez un millionnaire qui ne risque même pas un coup de pied au cul, dit-il à son propos, cela ne faisait même pas ” Panthère Blanche “, cela faisait caniche de salon qui pisse sur le tapis ». Il poursuit son analyse sans concession : « Oublions Marlon Brando et son numéro raté de Panthère Noire. Ce qu’il importe de dire, c’est qu’il y a parmi les Blancs des inadaptés psychologiques, des misfits qui utilisent la tragédie et la revendication des Afro-Américains afin de transférer leur névrose personnelle hors du domaine psychique, sur un social qui la légitime. Ceux qui cachent en eux une faille paranoïaque se servent ainsi des persécutés authentiques pour se retourner contre les ” ennemis “ ».
L’actualité de ces propos, écrits il y a plus de 30 ans, frappe le lecteur d’aujourd’hui, tout comme cette charge qui n’est pas sans rappeler les idées développées lors de la conférence de Durban : « Il serait inique et indigne d’en vouloir aux Arabes d’aujourd’hui et de leur faire grief des crimes de leurs ancêtres, lesquels n’étaient pas des crimes à l’époque. Rien de plus aberrant que de vouloir juger les siècles passés avec les yeux d’aujourd’hui. Mais de là à voir dans l’Islam l’incarnation de l’âme africaine, il y a tout de même quelques petites années-lumière à franchir, et lorsque Malcom X écrit, à propos des Blancs : ” Comment pourrais-je aimer l’homme qui a violé ma mère, tué mon père, réduit mes ancêtres en esclavage ? “, c’est pourtant exactement cela qu’il fait lorsqu’il se jette dans les bras du Prophète ». Notons aussi cette phrase qui préfigure déjà la concurrence victimaire : « Les Juifs sont particulièrement visés, d’abord parce que la moitié des magasins leur appartient, et ensuite parce que les Noirs ont besoin des Juifs comme tout le monde ».
Romain Gary, homme insaisissable, libre, donc incapable de manichéisme, se promène au milieu des manifestations, et le malentendu, naturellement, s’installe : les étudiants ne voient en lui qu’un écrivain officiel en costume prince-de-galles, un CRS qui le rencontre un autre jour en jean, pull déchiré, cheveux trop longs, le traite de « salope » et s’apprête à le matraquer, lui, le Compagnon de la Libération. Là encore, l’écrivain témoigne :
« Le Roi Pausole plisse les yeux. Je constate qu’il ressemble énormément à Sa Majesté le Roi Carnaval de ma chère ville de Nice presque natale. Ses yeux se plissent de plus en plus, et c’est accompagné d’un sourire de ses lèvres dodues. Lorsque la connerie plisse les yeux, c’est quelque chose, ça pétille littéralement d’imbécillité là-dedans, le vent de l’esprit souffle et m’envoie à la figure des relents de gnole ».
Fin observateur de la société (française comme américaine), il comprend le contexte du mouvement et son aspect universel :
« Cette ruée au pillage [lors des émeutes raciales aux Etats-Unis] est une réponse
Passons sur la figure du « Che » dont il devait, à l’époque, ignorer les crimes. Evoquant Mai 68 dans un entretien avec Richard Liscia pour la revue « L’Arche » lors de la publication de Chien blanc, Gary précisera son engagement :
« Oui, on a écrit que j’ai eu des réactions d’antipathie contre les étudiants au mois de mai 1968 ; c’est un mensonge flagrant. Je l’ai écrit en toutes lettres, je dis aux étudiants : vous avez raison. Et en outre, je suis descendu dans la rue pour les encourager. La chose triste, c’est que je me fais toujours des illusions sur la gauche. Je crois qu’ils défendent des idées de justice. Mais quand vous lisez un article comme ça [une critique assassine du livre dans « Le Nouvel Observateur »], vous vous apercevez que ce sont des faussaires comme l’extrême-droite. Que je sois à leurs yeux un fasciste, un gaulliste, un salopard, un bandit, un capitaliste, très bien. Mais ils doivent juger mon livre sur pièces, non sur l’idée qu’ils se font de moi. Or mon livre déborde non seulement de sympathie, mais de solidarité agissante pour ceux qu’ils sont censés défendre. » On pourrait en dire tout autant des livre signés Ajar, notamment La Vie devant soi et L’Angoisse du roi Salomon.
Mais, là encore, la lucidité le pousse à prendre du recul. Comparée aux drames Biafra, du Vietnam, de l’intervention soviétique à Prague, il trouve que « la Révolution des étudiants de Paris ressemblerait singulièrement à une émeute de souris dans un fromage ». Ailleurs, il ironise sur le fils d’un industriel rencontré aux Deux Magots, qui vient de lui demander des conseils pour gérer le capital de son mouvement trotskyste-léniniste :
« C’était un de ces progressistes indignés par notre société de consommation qui vous empruntent de l’argent pour faire de la spéculation immobilière. J’ai horreur des gens dont les professions de foi libertaires naissent non point d’une analyse sociologique, mais de failles psychologiques secrètes ».
Ailleurs encore, il qualifiera le Petit livre rouge de « Mein Kampf de Mao ». Le 30 mai, il se rendit aux Champs-Elysées, à l’invitation d’un ami qui lui avait dit qu’un « dernier carré de Français libres » allait manifester son attachement au Général. Le récit qu’il écrit de cette journée prouve qu’une fois encore, il allait échapper aux poncifs :
Il fut un temps où il était de bon ton d’affirmer préférer « avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Si Gary avait été philosophe, nul doute que son nom aurait été ajouté à ce dernier. Pendant que Sartre écrivait à la terrasse du Flore, Gary combattait dans le ciel de l’Europe au sein du groupe de bombardement Lorraine. Peut-être a-t-on une meilleure vue d’ensemble du monde à une telle altitude… Mai 68, le racisme – on pourrait aussi évoquer l’écologie (la vraie) avec son roman Les Racines du ciel – et ce qui en advient aujourd’hui montrent combien cet écrivain fut avant tout un visionnaire. Et combien il n’hésitait jamais à tenir un discours qui dérange en mettant en lumière toutes les hypocrisies. Lire et relire son œuvre aide à porter sur le monde un regard lucide et à déboulonner les statues de diverses couleurs qu’on voudrait nous faire adorer.
Illustrations : portrait de Romain Gary, photo Jean-Loup Sieff - Romain Gary en uniforme d’aviateur de la France Libre.