Le livre s’est-il vendu surtout en France ou en Belgique ? Au départ, mon livre était vraiment fait pour les Français, pour leur apprendre à parler le belge. Et, en fait, ils étaient très étonnés de constater à quel point ça s’était vendu en Belgique. On est à plus de 35.000 exemplaires, ce qu’on appelle en Belgique un « biesse-seller ». Le livre s’est vendu en France normalement, comme les autres titres de la collection. Mais il s’est vendu monstrueusement en Belgique parce que beaucoup de gens en achetaient plusieurs en disant : on va chaque année dans un camping dans le Sud de la France et les Français n’arrivent pas de m’embêter quand je dis nonante-sept, septante-deux, oui, non, peut-être et des choses comme ça, donc j’en ai racheté douze et ils l’ont tous eu. Par ailleurs, j’ai eu des témoignages merveilleux, souvent des mamans d’origine belge parties vivre avec un Français et qui me disaient avoir élevé leurs enfants en leur parlant comme elles parlaient, ce qui leur a donné des habitudes de langage qui, pour la partie belge, les conduisaient à être repris à l’école. Elles me disaient toutes un grand merci en me disant que la manière dont elles parlaient avait maintenant une légitimité. Il y en a même dont les enfants sont allés avec le livre à l’école et leur professeur de français a décidé de faire un cours dessus, en disant que le français se parle aussi autrement à d’autres endroits. Je trouvais ça génial ! Après ce succès, la première réaction était de suggérer un deuxième tome. Il y a peut-être trois mille expressions belges et je n’en ai mis que trois cents et quelques dans le livre. Mais, très intelligemment, Marie Leroy m’a dit non : Ca va te cataloguer dans les dictionnaires du belge et ce n’est pas une bonne idée. Tu vas certainement avoir des propositions d’éditeurs belges, et je te conseille de faire un livre en Belgique sur un autre thème. Comme, entretemps, j’avais fait des chroniques dans les journaux, j’ai trouvé un éditeur non seulement belge mais carolo et on a sorti ensemble La Grosse Chronique, volume 2, parce que je trouvais très drôle de sortir un volume 2 à quelque chose qui n’a pas de volume 1 – c’est comme un groupe qui fait un premier album et qui l’appelle Best of. C’était surtout du coup de gueule, ça a permis aux Editions du Basson de grossir un petit peu, parce que pour eux j’étais une locomotive. Et on en a fait un deuxième, qui est paru cette année, Humeurs belges, qui regroupe des chroniques dont le ton avait un peu changé puisque j’avais repris la place d’un chroniqueur mythique de La Gazette de Charleroi, qui signait Fantasio. Mon père lisait Fantasio tous les matins, ma grand-tante recopiait Fantasio dans un cahier, et mettre les pieds dans ces chaussures-là représentait quelque chose d’émotionnel, de touchant. Je l’ai fait tous les jours pendant sept mois, jusqu’au moment où il n’y a plus eu d’argent pour me payer. Je l’aurais bien fait presque gratuitement une fois par semaine mais, tous les jours, c’était un vrai travail… La moitié de ces chroniques ont été publiées dans Humeurs belges, avec des inédits que je continue à écrire, puisqu’il y aura un deuxième volume l’an prochain. Entretemps, on avait discuté avec Points de différents projets pour un deuxième livre dans la collection « Le goût des mots ». On a hésité sur Titres de films français à la con, qui inventait des titres du style « Paul Vincent, les autres sur un train le jour de la pluie, demain appelle-moi », par exemple, avec de faux castings et un faux pitch – il y avait aussi « Le dernier met trop », l’histoire de jeunes qui aiment sodomiser les gens et le dernier le fait un peu trop… Il y avait un autre projet sur des faux proverbes… Et, à un moment, il y a eu cette idée sur les plaisirs belges, qui leur a plu. Puisqu’il s’agissait à nouveau de la Belgique, mais pas sous la forme d’un dictionnaire, plutôt de raconter toutes ces petites choses qui tiennent au plaisir de vivre à travers la bouffe, la boisson, le folklore, les souvenirs, les émotions. Ce qui était important pour moi, c’était d’essayer de faire ressentir aux gens qui ne le sont pas ce qu’est le plaisir d’être belge et pourquoi on a ce plaisir d’être belge. L’idée du livre a été approuvée il y a à peu près un an, ce qui a laissé le temps de le développer.
Le premier plaisir belge, puisqu’il y a trois chapitres à ce sujet, c’est d’abord et avant tout le Chokotoff ? Dans le livre précédent, j’avais une entrée sur le baraki qui faisait 22 pages. On m’a dit : non, c’est un dictionnaire, idéalement les définitions devraient faire cinq lignes et pas 22 pages. J’avais donc réduit à trois ou quatre pages. Ici, ce n’était pas un dictionnaire et je me suis lâché. Quand j’ai envoyé le premier jet, il y avait une dizaine de chapitres dont celui sur le Chokotoff, qui était gigantesque. Je parlais du Chokotoff, du chocolat, de Côte d’Or, de l’accident de Chokotoff et de mon idée de base qui était le petit plaisir de décoller la partie métallique du papier. Je ne crois pas que beaucoup de gens aient parlé à d’autres de cette habitude, mais il me semble que tout le monde va se dire : ah ! oui ! lui aussi, il fait ça ! Marie Leroy aimait bien mais trouvait que c’était trop long. Et, comme je ne pouvais pas le réduire parce que tout était important, au lieu de condenser, j’ai coupé le texte en trois et je les ai dispersés dans le manuscrit. Quand je lui ai envoyé la deuxième version, ni vu ni connu, elle n’a pas remarqué que je l’avais coupé en trois, elle a trouvé très bien d’avoir trois chapitres qui parlent du Chokotoff et elle a complètement oublié le fait qu’il y avait eu un long texte au départ. Non seulement je n’ai pas dû le couper mais j’ai même pu l’allonger ! C’est la même chose pour Roger Laboureur et Luc Varenne qui, au départ, étaient dans un seul chapitre trop long, et que j’ai décliné en plusieurs chapitres, un sur Eddy Merckx et les Diables Rouges, les deux autres sur les commentateurs sportifs, séparément.
Ce qui n’interdit pas un chapitre supplémentaire sur le chocolat…
Oui, il fallait parler du chocolat de manière globale. Quand les gens pensent à la Belgique, ils pensent aux frites, au chocolat et à la bière, donc il fallait un chapitre sur les trois. La bière, ça m’a permis de faire un clin d’œil à notre directeur de collection, Philippe Delerm qui a écrit son célèbre La première gorgée de bière, en écrivant « La deuxième gorgée de bière », que j’estime bien meilleure que la première.
Il y a au moins deux clins d’œil à Philippe Delerm, puisqu’on en parle. Il y a aussi le début du premier chapitre, « Le sucre en poudre sur le t-shirt après la gaufre de Bruxelles », dont le début semble un décalque de la manière Delerm…
Je n’avais pas le texte de Philippe Delerm en face de moi mais le cheminement de la gaufre vers la bouche, au ralenti, je l’avais en tête. Marie Leroy m’a transféré un message de Philippe Delerm, au moment où j’avais envoyé la première version du manuscrit, dans lequel il avait écrit : « Ca me fait pisser de rire. »
Dans l’ensemble des sujets abordés, y en a-t-il un auquel vous n’auriez renoncé pour rien au monde ? La première idée que j’ai eue, c’était de ne pas citer la gaufre comme un plaisir belge, mais le fait de devoir tapoter sa chemise après pour enlever le sucre en poudre. C’est la mayonnaise qui rejoint la sauce tomate au milieu de l’assiette des boulettes-frites. C’est l’accident de Chokotoff ou le papier métallisé plus que le Chokotoff lui-même. Après, il y a d’autres idées qui étaient moins importantes, comme les chanteurs belges italiens. Je me disais qu’il fallait parler d’Adamo, mais je ne voulais pas faire un chapitre sur Adamo, et surtout pas faire une liste de tous les Belges connus. Je voulais absolument parler de l’enterrement de Matî l’Ohê qui fait partie de traditions merveilleuses tandis que d’autres sont moins drôles, l’Ommegang, par exemple. Il y a deux petits chapitres qui me sont personnels, c’est Ouinbledon et le biessathlon moderne, cette fête qu’on organise chez nous depuis trente ans. Je me suis dit : si je parle de certaines traditions qui ont été remises à l’honneur il y a quarante ans, pourquoi je ne pourrais pas parler aussi de Ouinbledon ? C’est une connerie que j’ai inventée mais qui concerne des centaines et des milliers de gens qui sont venus à cet événement, des Parisiens, des Américains, un Québécois de Montréal a gagné le tournoi une année… Je voulais aussi parler de gens comme Marcel De Keukeleire, le producteur de disques mythiques, ou évidemment de la famille royale. C’est un chapitre qu’il a fallu remanier parce que je l’avais écrit avec Albert comme roi et Philippe est arrivé. Je voulais parler du Grand Jojo, de Toots Thielemans, à l’opposé sur le plan artistique mais tout aussi important. Et ce sont des gens, comme Arno, qui rassemblent les différentes communautés. La cassonade, les moules, c’était important pour moi. Il y avait des choses qui n’étaient peut-être pas indispensables, comme le carpaccio de Maredsous : ça me correspond et il y a peut-être beaucoup de gens que ça doit toucher. Je voulais aussi retourner dans le temps avec Bossemans et Coppenolle que les jeunes ne connaissent peut-être pas, il y avait forcément plein de choses liées à la bouffe – les jets de houblon, la goutte du cuberdon – et je voulais un grand hommage à Amélie avec ses chapeaux et son aura jusqu’à l’étranger. Il y a plein de gens qui l’adorent, il y a aussi plein de gens qui la trouvent bizarroïde et complètement folle, et je pense que les deux sont vrais.
Qu’est-ce qui manque dans le livre et qui aurait pu, ou dû, y être ?
J’avais hésité à faire un chapitre sur Brel, que je respecte énormément. J’ai encore des crises de larmes parfois, quand j’entends certains morceaux. La version live d’Amsterdam, si je commence à l’écouter et que je suis concentré, je finis en larmes. Mathilde me déchire d’émotion – j’ai même du mal à en parler. Un de mes plus grands regrets, c’est de ne pas l’avoir vu sur scène. Mais je ne sais pas si j’aurais réussi à mettre ça en mots. J’y ai pensé, mais je crois que je ne suis pas digne, ni que j’aurais réussi… D’ailleurs, lui non plus n’arrivait pas à s’exprimer sur ce qui se passait quand il était sur scène, il en parlait comme si tout était calculé mais il mentait. Je ne peux pas arriver à croire que tout était joué.