Il y a trois ans et demi, Philippe Genion avait publié Comment parler le belge et le comprendre (ce qui est moins simple), un dictionnaire savoureux, peut-être surtout pour les Belges qui, comme tout le monde, apprécient qu'on leur tende un miroir pour voir comme ils sont beaux dedans. Dans le miroir, je veux dire, car il s'agit de l'aspect extérieur. Le tour de force de Philippe Genion consistait à montrer que les Belges, grâce à leur langage (si je vois quelqu'un qui se moque, il sort!), sont aussi beaux dedans - non, pas dans le miroir, à l'intérieur d'eux-mêmes, dans leur cœur, dans leur âme, appelez cela comme vous voudrez. Puisque je m'étais régalé, j'avais essayé de partager mon plaisir avec les lecteurs du Soir, avec un article qui se voulait drôle mais l'était infiniment moins que le livre de ce monsieur que je ne connaissais pas.
Il y a quelques semaines, j'ai appris que sortait, le 17 octobre (oui, oui, c'est aujourd'hui), un autre livre de ce drôle de type que je n'avais toujours pas rencontré. Je l'ai lu, j'ai ri tout seul (ce que je pouvais avoir l'air bête, au restaurant!), le journaliste en moi s'est dit qu'il tenait un formidable sujet. Un double sujet, même, puisqu'il y avait le livre, Inventaire des petits plaisirs belges, mais aussi ce bonhomme de qui circulaient sur Facebook des photos qui font peur aux enfants trop bien élevés parce qu'ils ne comprennent pas pourquoi celui-là a le droit de se gondoler tout le temps - et pas eux, qui chialent discrètement pour ne pas se faire remarquer, une question d'éducation, je vous disais. (La peur de la baffe qui risque de tomber, peut-être aussi.)
Comme je manque d'imagination, j'ai propose au même journal de m'occuper de ce cas afin de vérifier s'il relevait de la psychiatrie ou de son exact opposé, le bon goût de bien vivre. J'avais ma petite idée, il est vrai. (Souvenez-vous, j'avais ri tout seul au restaurant.)
L'autre jour, un dimanche, nous avons donc parlé. Et parlé. Et parlé. Déconné un peu aussi, c'est vrai. Avec l'impression que nous nous connaissions bien, nous nous sommes envoyé des flèches verbales tirées à 10.000 kilomètres de distance pendant 1h20. (Philippe Genion a prétendu sur Twitter que cela avait duré 1h19, mais j'ai 1h20 d'enregistrement sur lequel il n'arrête pas de parler. Alors, cette minute? On la rend à Monsieur Cyclopède ou on se la garde?)
Au Soir, on a compris, semble-t-il, l'importance capitale de l'énergumène (à moins que la force de ma conviction l'ait emporté, allez savoir) puisqu'on m'a donné de la place. Samedi dernier, cela donnait (je vous le fais en petit parce qu'en vrai c'était du genre énorme) quelque chose comme ça, à droite, en page 49.
Là, c'était l'entretien et des extraits du livre, avec un petit coucou au directeur de la collection, Philippe Delerm, qui sort aussi un livre aujourd'hui (Les mots que j'aime). Ce n'était pas fini. Plus loin, en page 60 (à gauche), il y avait aussi un portrait
Et pourtant, et pourtant... Il y avait tant à dire qu'il aurait fallu squatter plusieurs pages pour le faire rentrer (et encore, au chausse-pied). Bien sûr, depuis trente ans et quelques mois, je me sens un peu comme chez moi au Soir. Mais je ne suis pas tout seul, il faut laisser de la place aux autres.
Alors, je me suis dit que j'allais faire un cadeau aux lecteurs de ce blog: leur offrir, en exclusivité wallonne, belge, européenne et mondiale, l'intégralité de ce que j'ai retenu de notre conversation et qui pouvait prendre l'allure d'un entretien à peu près cohérent (c'est à dire qu'il y avait beaucoup plus d'oral qui ne serait pas bien passé à l'écrit). On y parle un peu le belge, mais vous savez où vous pouvez trouver un dictionnaire...
L’Inventaire
des petits plaisirs belges suit Comment
parler le belge, paru il y a trois ans. Comment s’est fait le passage de
l’un à l’autre ?
La première fois, c’est l’éditeur qui est venu me
chercher. J’avais, sur mon site, quelques définitions pour apprendre à mes
copains français à mieux parler… français, pour leur expliquer comment utiliser
leur langue de manière plus efficace. Cette page avait circulé un peu partout,
les gens s’en envoyaient l’adresse pour rigoler, et elle est tombée entre les
mains de Marie Leroy aux Editions Points.
Moi qui avais à peu près tout fait dans ma vie,
des disques, des magazines, des vidéos, un peu de télé, un peu de radio, des
organisations de ceci, j’espérais écrire un livre un jour. Je savais que
j’avais la plume facile, que j’étais capable de faire rire les gens en
écrivant, mais je n’avais jamais osé aller vraiment au bout d’un manuscrit
alors que j’en avais deux ou trois qui étaient en route – et qui sont
d’ailleurs toujours en route. Comme tout a toujours fonctionné très facilement
dans ce que j’ai fait, et que les éditeurs passent leur temps à refuser des
manuscrits, je n’avais pas envie qu’on me dise non et je reportais ça au
lendemain. Et puis, suite à une séance de photos avec Michel Moers, le chanteur
de Telex, il m’a dit que je devrais écrire et m’a engueulé parce que j’avais
peur d’être refusé. Je me suis mis au travail, en espérant avoir un contrat
pour un livre à Fleurus ou, au grand maximum, à Waterloo ou à Bruxelles.
Alors, je reçois un mail de Marie Leroy, qui
m’explique être directrice d’édition aux Editions Points et dit être intéressée
par un livre qui serait le développement de ma page Internet. C’était le jour
de mon anniversaire, et j’ai regardé autour de moi dans le bureau pour voir
s’il y avait des caméras. Je me suis dit qu’on me faisait une blague… Mais non.
J’envoie un message timide, alors que je suis plutôt du genre :
« Salut Paulette ! », en disant que je suis ravi, honoré,
qu’elle est certainement plus occupée que moi et qu’elle peut me rappeler à
l’heure qui lui convient.
J’ouvre le manuscrit auquel je voulais travailler,
Le droit d’être gros, et le téléphone sonne. C’était Marie
Leroy. Elle m’explique que le sujet est super, qu’elle aime le ton sur la page,
qu’il faudrait qu’on se rencontre, et qu’est-ce que vous faites la semaine
prochaine ? Mais, pour moi, aller à Paris, il faut que je trouve un hôtel
avec un lit assez solide, que je réserve mes restaurants, c’est toute une
aventure… Elle me dit qu’on met généralement un an à préparer un livre mais
que, dans ce cas, elle aimerait avoir le texte au mois de décembre parce qu’il
y a une possibilité en avril. On était le 8 octobre… Elle me dit : Est-ce
que c’est possible ? Et moi : Oui, bien sûr…
Jusque-là, je n’y croyais toujours pas. Et puis,
je suis parti à Paris, on s’est rencontré, ça s’est super bien passé – sinon
que j’avais 15.000 caractères et qu’il en fallait 200.000. Elle espérait,
puisque je ne suis pas connu, que le livre se vendrait à 1.000 ou 1.500
exemplaires la première année, 3.000 si ça marche vraiment bien, et après
quatre ou cinq ans, à la fin de l’existence du livre, on devrait arriver à
5.000 exemplaires, ce serait sympathique. Et, à 8.000, ce serait un beau
succès. Evidemment, trois mois plus tard, quand on était à 15.000 exemplaires,
elle était fort contente…
Le livre s’est-il vendu surtout en France ou en
Belgique ?
Au départ, mon livre était vraiment fait pour les
Français, pour leur apprendre à parler le belge. Et, en fait, ils étaient très
étonnés de constater à quel point ça s’était vendu en Belgique. On est à plus
de 35.000 exemplaires, ce qu’on appelle en Belgique un
« biesse-seller ». Le livre s’est vendu en France normalement, comme
les autres titres de la collection. Mais il s’est vendu monstrueusement en
Belgique parce que beaucoup de gens en achetaient plusieurs en disant : on
va chaque année dans un camping dans le Sud de la France et les Français
n’arrivent pas de m’embêter quand je dis nonante-sept, septante-deux, oui, non,
peut-être et des choses comme ça, donc j’en ai racheté douze et ils l’ont tous
eu.
Par ailleurs, j’ai eu des témoignages merveilleux,
souvent des mamans d’origine belge parties vivre avec un Français et qui me
disaient avoir élevé leurs enfants en leur parlant comme elles parlaient, ce
qui leur a donné des habitudes de langage qui, pour la partie belge, les
conduisaient à être repris à l’école. Elles me disaient toutes un grand merci
en me disant que la manière dont elles parlaient avait maintenant une légitimité.
Il y en a même dont les enfants sont allés avec le livre à l’école et leur
professeur de français a décidé de faire un cours dessus, en disant que le
français se parle aussi autrement à d’autres endroits. Je trouvais ça
génial !
Après ce succès, la première réaction était de
suggérer un deuxième tome. Il y a peut-être trois mille expressions belges et
je n’en ai mis que trois cents et quelques dans le livre. Mais, très
intelligemment, Marie Leroy m’a dit non : Ca va te cataloguer dans les
dictionnaires du belge et ce n’est pas une bonne idée. Tu vas certainement
avoir des propositions d’éditeurs belges, et je te conseille de faire un livre en
Belgique sur un autre thème.
Comme, entretemps, j’avais fait des chroniques
dans les journaux, j’ai trouvé un éditeur non seulement belge mais carolo et on
a sorti ensemble La Grosse
Chronique, volume 2, parce que je
trouvais très drôle de sortir un volume 2 à quelque chose qui n’a pas de volume
1 – c’est comme un groupe qui fait un premier album et qui l’appelle Best
of. C’était surtout du coup de gueule, ça
a permis aux Editions du Basson de grossir un petit peu, parce que pour eux
j’étais une locomotive.
Et on en a fait un deuxième, qui est paru cette
année, Humeurs belges, qui regroupe des chroniques dont le ton
avait un peu changé puisque j’avais repris la place d’un chroniqueur mythique
de La Gazette de Charleroi, qui
signait Fantasio. Mon père lisait Fantasio tous les matins, ma grand-tante
recopiait Fantasio dans un cahier, et mettre les pieds dans ces chaussures-là
représentait quelque chose d’émotionnel, de touchant. Je l’ai fait tous les
jours pendant sept mois, jusqu’au moment où il n’y a plus eu d’argent pour me
payer. Je l’aurais bien fait presque gratuitement une fois par semaine mais,
tous les jours, c’était un vrai travail… La moitié de ces chroniques ont été
publiées dans Humeurs belges, avec
des inédits que je continue à écrire, puisqu’il y aura un deuxième volume l’an
prochain.
Entretemps, on avait discuté avec Points de
différents projets pour un deuxième livre dans la collection « Le goût des
mots ». On a hésité sur Titres
de films français à la con, qui inventait
des titres du style « Paul Vincent, les autres sur un train le jour de la
pluie, demain appelle-moi », par exemple, avec de faux castings et un faux
pitch – il y avait aussi « Le dernier met trop », l’histoire de
jeunes qui aiment sodomiser les gens et le dernier le fait un peu trop… Il y
avait un autre projet sur des faux proverbes…
Et, à un moment, il y a eu cette idée sur les
plaisirs belges, qui leur a plu. Puisqu’il s’agissait à nouveau de la Belgique,
mais pas sous la forme d’un dictionnaire, plutôt de raconter toutes ces petites
choses qui tiennent au plaisir de vivre à travers la bouffe, la boisson, le
folklore, les souvenirs, les émotions. Ce qui était important pour moi, c’était
d’essayer de faire ressentir aux gens qui ne le sont pas ce qu’est le plaisir
d’être belge et pourquoi on a ce plaisir d’être belge. L’idée du livre a été
approuvée il y a à peu près un an, ce qui a laissé le temps de le développer.
Le premier plaisir belge, puisqu’il y a trois
chapitres à ce sujet, c’est d’abord et avant tout le Chokotoff ?
Dans le livre précédent, j’avais une entrée sur le
baraki qui faisait 22 pages. On m’a dit : non, c’est un dictionnaire,
idéalement les définitions devraient faire cinq lignes et pas 22 pages. J’avais
donc réduit à trois ou quatre pages.
Ici, ce n’était pas un dictionnaire et je me suis
lâché. Quand j’ai envoyé le premier jet, il y avait une dizaine de chapitres
dont celui sur le Chokotoff, qui était gigantesque. Je parlais du Chokotoff, du
chocolat, de Côte d’Or, de l’accident de Chokotoff et de mon idée de base qui
était le petit plaisir de décoller la partie métallique du papier. Je ne crois
pas que beaucoup de gens aient parlé à d’autres de cette habitude, mais il me
semble que tout le monde va se dire : ah ! oui ! lui aussi, il
fait ça !
Marie Leroy aimait bien mais trouvait que c’était
trop long. Et, comme je ne pouvais pas le réduire parce que tout était important,
au lieu de condenser, j’ai coupé le texte en trois et je les ai dispersés dans
le manuscrit. Quand je lui ai envoyé la deuxième version, ni vu ni connu, elle
n’a pas remarqué que je l’avais coupé en trois, elle a trouvé très bien d’avoir
trois chapitres qui parlent du Chokotoff et elle a complètement oublié le fait
qu’il y avait eu un long texte au départ. Non seulement je n’ai pas dû le
couper mais j’ai même pu l’allonger !
C’est la même chose pour Roger Laboureur et Luc
Varenne qui, au départ, étaient dans un seul chapitre trop long, et que j’ai
décliné en plusieurs chapitres, un sur Eddy Merckx et les Diables Rouges, les
deux autres sur les commentateurs sportifs, séparément.
Ce qui n’interdit pas un chapitre supplémentaire
sur le chocolat…
Oui, il fallait parler du chocolat de manière
globale. Quand les gens pensent à la Belgique, ils pensent aux frites, au
chocolat et à la bière, donc il fallait un chapitre sur les trois. La bière, ça
m’a permis de faire un clin d’œil à notre directeur de collection, Philippe
Delerm qui a écrit son célèbre La
première gorgée de bière, en écrivant
« La deuxième gorgée de bière », que j’estime bien meilleure que la
première.
Il y a au moins deux clins d’œil à Philippe
Delerm, puisqu’on en parle. Il y a aussi le début du premier chapitre,
« Le sucre en poudre sur le t-shirt après la gaufre de Bruxelles »,
dont le début semble un décalque de la manière Delerm…
Je n’avais pas le texte de Philippe Delerm en face
de moi mais le cheminement de la gaufre vers la bouche, au ralenti, je l’avais
en tête. Marie Leroy m’a transféré un message de Philippe Delerm, au moment où
j’avais envoyé la première version du manuscrit, dans lequel il avait
écrit : « Ca me fait pisser de rire. »
Dans l’ensemble des sujets abordés, y en a-t-il un
auquel vous n’auriez renoncé pour rien au monde ?
La première idée que j’ai eue, c’était de ne pas
citer la gaufre comme un plaisir belge, mais le fait de devoir tapoter sa
chemise après pour enlever le sucre en poudre. C’est la mayonnaise qui rejoint
la sauce tomate au milieu de l’assiette des boulettes-frites. C’est l’accident
de Chokotoff ou le papier métallisé plus que le Chokotoff lui-même.
Après, il y a d’autres idées qui étaient moins
importantes, comme les chanteurs belges italiens. Je me disais qu’il fallait
parler d’Adamo, mais je ne voulais pas faire un chapitre sur Adamo, et surtout
pas faire une liste de tous les Belges connus. Je voulais absolument parler de
l’enterrement de Matî l’Ohê qui fait partie de traditions merveilleuses tandis
que d’autres sont moins drôles, l’Ommegang, par exemple.
Il y a deux petits chapitres qui me sont
personnels, c’est Ouinbledon et le biessathlon moderne, cette fête qu’on
organise chez nous depuis trente ans. Je me suis dit : si je parle de
certaines traditions qui ont été remises à l’honneur il y a quarante ans,
pourquoi je ne pourrais pas parler aussi de Ouinbledon ? C’est une
connerie que j’ai inventée mais qui concerne des centaines et des milliers de
gens qui sont venus à cet événement, des Parisiens, des Américains, un
Québécois de Montréal a gagné le tournoi une année…
Je voulais aussi parler de gens comme Marcel De
Keukeleire, le producteur de disques mythiques, ou évidemment de la famille
royale. C’est un chapitre qu’il a fallu remanier parce que je l’avais écrit
avec Albert comme roi et Philippe est arrivé. Je voulais parler du Grand Jojo,
de Toots Thielemans, à l’opposé sur le plan artistique mais tout aussi
important. Et ce sont des gens, comme Arno, qui rassemblent les différentes
communautés.
La cassonade, les moules, c’était important pour
moi. Il y avait des choses qui n’étaient peut-être pas indispensables, comme le
carpaccio de Maredsous : ça me correspond et il y a peut-être beaucoup de
gens que ça doit toucher.
Je voulais aussi retourner dans le temps avec
Bossemans et Coppenolle que les jeunes ne connaissent peut-être pas, il y avait
forcément plein de choses liées à la bouffe – les jets de houblon, la goutte du
cuberdon – et je voulais un grand hommage à Amélie avec ses chapeaux et son
aura jusqu’à l’étranger. Il y a plein de gens qui l’adorent, il y a aussi plein
de gens qui la trouvent bizarroïde et complètement folle, et je pense que les
deux sont vrais.
Qu’est-ce qui manque dans le livre et qui aurait
pu, ou dû, y être ?
J’avais hésité à faire un chapitre sur Brel, que
je respecte énormément. J’ai encore des crises de larmes parfois, quand
j’entends certains morceaux. La version live d’Amsterdam,
si je commence à l’écouter et que je suis concentré, je finis en larmes. Mathilde me déchire d’émotion – j’ai même du mal à
en parler. Un de mes plus grands regrets, c’est de ne pas l’avoir vu sur scène.
Mais je ne sais pas si j’aurais réussi à mettre ça en mots. J’y ai pensé, mais
je crois que je ne suis pas digne, ni que j’aurais réussi… D’ailleurs, lui non
plus n’arrivait pas à s’exprimer sur ce qui se passait quand il était sur
scène, il en parlait comme si tout était calculé mais il mentait. Je ne peux
pas arriver à croire que tout était joué.