C'est impossible, je n'ai jamais tort.
Cet argument, c'est l'argumentum ad parentum, ou argument du 'en tant que parent, je.'
Comment ça fonctionne? Mais comme ça:
A: Ce que je veux dire, c'est que ce livre est critiquable pour son sexisme.
B: Mais ma petite Phlox l'adore!
A: Je ne dis pas que les enfants ne l'adorent pas, je dis qu'il est problématique d'un point de vue idéologique.
B: Eh bien elle, elle n'en a rien à faire de l'idéologie.
A: Il est fort possible qu'elle ne la remarque pas.
B: Les enfants remarquent tout. Ils ont un sixième sens. Ce sont des créatures magiques dotées d'une miraculeuse clairvoyance.
A: Oui, sans doute, mais, euh...
B: Vous avez des enfants?
A: Non.
B: Ah, si vous en aviez vous sauriez. Là vous n'en avez pas donc vous ne savez pas.
A: Ah ok.
B: Vous savez, à une époque, j'étais comme vous; je croyais tout ce qu'on disait. Par exemple, je croyais fermement qu'on pouvait éduquer ses filles pour qu'elles ne soient pas girly, pour qu'elles soient pareilles que les garçons. Mais ensuite j'ai eu Phlox, et peu à peu j'ai compris que j'avais tort. Je l'observe beaucoup, vous savez. Elle est naturellement attirée par le rose, et déjà à deux ans elle m'aidait avec enthousiasme à mettre la table et à nettoyer la maison.
A: Bon, ben faut croire que les essentialistes ont raison alors.
B: A une époque, je pensais qu'il n'y avait pas d'instinct maternel, que c'était juste un mythe, mais quand j'ai pressé Phlox contre ma poitrine pour la première fois, que j'ai retiré mon soutien-gorge pour sortir mon téton et que...
A: Sinon on peut changer de sujet, aussi, c'est toujours possible.
B: J'adore mes enfants.
A: Ah bon? C'est marrant, j'aurais jamais deviné.
B: Vous, vous détestez les enfants, non?
A: Non, je...
B: Ben si, vous les détestez, vu que vous passez votre temps à critiquer tous les livres qu'ils aiment.
A: Je n'ai rien contre les enfants.
B: ALORS OU SONT VOS ENFANTS?
(etc.)
J'exagère à peine, et n'allez pas croire que ce genre de conversation se restreint aux after-party passablement éméchées après une longue journée de communications. Non non. Ca peut arriver à tout moment, comme par exemple lors de la séance de questions en plein milieu d'un colloque international.
Voici un exemple réel (et promis, non exagéré) d'un argumentum ad parentum d'une magnitude assez stupéfiante entendu l'année dernière lors d'un colloque.
La communication présentait une lecture marxiste du mythe du Père Noël. Juste après, une main s'est levée, avec au bout une dame entre deux âges, qui a posé, texto, la question suivante:
'Vous avez des enfants?'
La femme relativement jeune qui venait de présenter a tellement écarquillé les yeux qu'on a cru qu'ils allaient tomber à l'intérieur de son crâne et qu'il faudrait qu'on les lui remette en place dans la tête en les collant avec de la cire à l'instar de l'épisode de la poupée dans Les Malheurs de Sophie. Finalement elle a balbutié: 'Euh, je... je ne crois pas que c'est une question à laquelle je devrais répondre.'
Pas du tout perturbée, la dame a repris: 'Bon, d'accord. Mais c'est juste que franchement, vous parlez de toutes ces choses-là, mais moi j'ai des enfants, et vous ne prenez pas du tout en compte la magie de Noël, ce moment magnifique pour eux, ça se voit dans leurs yeux...'
Ca se voyait surtout dans les yeux de la présentatrice qu'elle était prête à assommer la questionneuse à coups de MacBookAir. Donc apparemment il y a des gens pour qui ça ne pose aucun problème, en plein milieu d'un colloque universitaire, de partir dans des exemples tirés de leur propre expérience fortement originale d'avoir dupliqué la moitié de leurs gènes à l'aide d'une personne de l'autre sexe. Et, encore pire, de demander comme ça, cash, à la personne en face d'eux, si elle a, elle aussi, réussi cet incroyable exploit.
Et si la jeune femme ne pouvait pas avoir d'enfants? Et si elle avait perdu un enfant? On n'a pas franchement envie d'entendre ce genre de révélations en plein milieu d'un colloque. Et si elle ne voulait tout simplement pas d'enfants? Est-ce que ça invaliderait sa lecture marxiste du mythe du Père Noël? Même quand les gens ne demandent pas directement si la personne a des enfants, l'argumentum ad parentum est sans doute plutôt douloureux pour les universitaires qui pour des raisons qui leur sont propres n'ont pas voulu ou n'ont pas pu avoir d'enfants, et/ou ont eu des expériences parentales plutôt traumatisantes, et n'ont aucune envie d'en parler. Oui, il est possible qu'ils continuent leurs travaux théoriques sur l'enfance et la littérature jeunesse sans qu'on leur assène à longueur de temps qu'ils sont incomplets sans la pratique et l'expérience de la parentalité.
A ce que je sache, dans les congrès internationaux sur les hémorroïdes, on demande rarement à un spécialiste, 'Eh, scusez-moi, mais est-ce que vous avez vous-mêmes des hémorroïdes, hein?' Mais le fait est qu'en éducation, et en littérature jeunesse, ce genre de questions est chose courante. (Enfin, concernant les enfants, hein, pas les hémorroïdes. Ca serait encore plus chelou.)
Bref, non à l'argumentum ad parentum, pour les raisons suivantes et tant d'autres:
- L'argumentum ad parentum fait la joie des réacs. Une constante de ce genre d'argument, c'est la justification implicite du patriarcat, de la 'peur de l'étranger', etc. Même des gens un minimum intelligents arrivent à dire, apparemment innocemment, qu'en 'observant' leurs gamins ils ont 'bien vu' que les garçons préfèrent les fusils ('Même quand je lui donne des poupées il en veut pas! alors!'), que leurs bébés ont plus peur du facteur noir que de la boulangère blanche, etc., et hop on retourne tous à l'essentialisme le plus primaire dans la joie et la bonne humeur.
- L'argumentum ad parentum est une forme de discours religieux, dans le sens où il est impossible de le réfuter. Si tu n'es pas Parent, tu ne peux pas Savoir car tu n'es pas Parent. Si tu es Parent, cependant, il t'est aussi impossible de Savoir, car tu ne te rends pas compte que mes enfants ont plus raison que les tiens. Tout ce que tu peux dire c'est que tu tolères ma foi avec respect, mais que tu appartiens quant à toi à la Secte des Non-Parents, ou à la Secte des Parents-Qui-Ont-Des-Enfants-Qui-Ne-Sont-Pas-Les-Miens, et dans les deux cas tu ne peux pas Savoir.
- L'argumentum ad parentum puise son origine dans la conviction intime et délirante qu'il est impossible que mes propres enfants aient tort, soient sous influence, ou soient déficients de quelque manière que ce soit. Si Toscane, Amaryllis et Cyprien agissent de cette manière, c'est parce qu'il est de l'ordre de la Nature de l'Enfance d'agir ainsi. Ils sont les porte-étendards de la Vérité de l'Enfance. Si je les observe avec attention, j'entrerai en contact avec le concept d'enfance dans toute sa pureté. Et c'est un concept magique et mystique (qui change brutalement, d'ailleurs, à l'adolescence; c'est beaucoup plus marrant d'écouter les parents se plaindre de leurs ados).
- Personne n'aime l'argumentum ad parentum, même ceux qui s'y adonnent avec le plus d'énergie. D'ailleurs c'est sans doute eux qui haïssent le plus ce type d'argument - quand ce sont d'autres Parents qui l'utilisent. Ca se voit dans leurs sourcils tout froncés que ça les énerve à fond quand quelqu'un d'autre a le culot de sortir un argumentum ad parentum avant eux. Ca se voit qu'ils ont envie de s'écrier: 'Hého! C'est mon argument, ça!'. Et de donner leur version des faits à eux, la seule vraie, pure et véritable Image de l'Enfance.
L'argumentum ad parentum se décline en argumentum ad grand-parentum, tantum et onclum, marrainum et parrainum, et enfin le trop mignon argumentum ad grande-soeurum ou grand-frerum, qui est particulièrement développé chez les doctorants qui s'imaginent avec angoisse qu'ils faut qu'ils s'y mettent s'ils veulent entrer dans la clique. Dont moi.
Les questions qui contiennent un argumentum ad parentum ne sont pas des questions, ce sont des histoires de famille. Les réponses qui contiennent un argumentum ad parentum ne sont pas des questions, ce sont des histoires de famille. L'argumentum ad parentum n'est pas un argument, c'est une anecdote.
Ca ne me dérange pas le moins du monde d'écouter des histoires de famille et des anecdotes rigolotes à l'heure du café et des gâteaux. Mais quand je vais à un colloque je veux être libre d'analyser le sexisme et la discrimination raciale présents dans le livre préféré de ta gamine sans que tu le prennes comme une attaque personnelle contre son goût littéraire. Je veux être libre de dire que la fascination qu'on a pour l'enfance est due davantage à un déplacement d'angoisses existentielles qu'à la valeur objective des êtres humains qui les cristallisent, sans m'entendre dire que je comprendrai un jour quand je serrerai le fruit de mes entrailles gluant de placenta (ou pire) entre mes bras tremblants.
Ah oui, et les épisiotomies, si on pouvait éviter le sujet. Si possible.
Parce que j'ai fini par googler le truc l'autre jour et je...?
Hein?