Extrait de Courrier international n°1193 du 12 au 18 septembre 2013
ÉLEVAGE - Au Royaume-Uni, ces ruminants dégradent les sols et appauvrissent la biodiversité, accuse le journaliste écologiste George Monbiot.
par Georges Monbiot
La section de l’A83 qui relie Loch Long à Loch Fyne, dans l’ouest de l’Ecosse, est connue sous le nom de “Reposez-vous et soyez reconnaissant” [nom d’un col]. On ferait toutefois mieux de l’appeler “Fous le camp d’ici”. A ma connaissance, il s’agit de la route nationale britannique la plus touchée par les glissements de terrain. Le sol du versant de colline qui surplombe la route est très instable. Il y a eu six glissements de terrain importants depuis 2007, qui ont causé la fermeture de la route pour une durée totale de trente-quatre jours et un cout estimé à environ 290.000 libvres (344.000 euros) par an. C’est un petit miracle que personne n’ait encore été tué.
Le gouvernement écossais a dépensé des millions pour faire dégager la route et construire des caniveaux et des barrières de protection. Un nouveau projet d’ingénierie de 10 millions de livres est sur le point d’être lancé, dans l’espoir de réduire la fréquence de ces désastres. Raisonnable, logique? Oui, me direz-vous avant de lire ce qui suit. L’un des facteurs entraînant l’instabilité du terrain est… la présence de moutons à flanc de colline. Un rapport commandé par le gouvernement révèle que ces animaux favorisent les glissements de terrain parce qu’ils tassent le sol et l’érodent, tout en empêchant de pousser les arbres et arbustes dont les racines pourraient stabiliser le versant. Le nombre de moutons sur la colline dépasse le seuil critique au-delà duquel, selon les scientifiques, l’érosion devient considérable. Chacun de ces animaux a dû coûter des milliers de livres au contribuable. Mais ils ne valent pas grand-chose : selon le gouvernement, la valeur économique du pâturage est “négligeable”.
C’est un exemple extrême, mais il illustre bien un problème plus large : notre obsession nationale des moutons nous coûte des milliards et, en retour, ce fléau laineux nous fait l’amabilité de détruire nos campagnes. Mais il est presque blasphématoire de le montrer du doigt comme un agent de destruction.
Poésie pastorale
J’accuse Théocrite. Sa contribution à la tradition pastorale au IIIe siècle av. J.-C. – la convention littéraire et poétique qui associe les bergers à la pureté et à la vertu – nourrit notre aveuglement. Le refrain a été repris par Virgile et par le Nouveau Testament, dans lequel le Christ est décrit à la fois comme le Bon Pasteur et comme Agnus Dei, l’Agneau de Dieu “qui enlève le péché du monde”.L’époque élisabéthaine a ravivé cette tradition et les magnifiques fantaisies sur la pure vie pastorale publiées par Marlowe, Spenser et d’autres nous accompagnent encore. Le dimanche soir, la télévision fait vivre avec mélancolie leur poésie pastorale et leurs idylles bucoliques qui nous immergent dans la vie de séduisants bergers et d’adorables agneaux, dans les concours de chiens de berger et l’atmosphère des jours de marché.
Du fait de cette tradition – associée à une culture citadine révérencieuse envers les travailleurs de la terre –, il est politiquement presque impossible de contester les exigences des éleveurs des alpages. Tout au contraire, nous leur distribuons beaucoup d’argent. Prenons l’exemple du pays de Galle. Selon les chiffres de 2010, les éleveurs de moutons en zone de montagne touchent en moyenne 53.000 livres [63.000 euros] de subventions. Le revenu net des exploitations est de 33 000 livres en moyenne. Autrement dit, la contribution du paysan à son propre revenu, via l’élevage de moutons, est de – 20 000 livres (23.529 euros).
Et ce n’est que le début. L’agriculture de montagne est utilisée pour défendre tout le système de subventions. Dans toute l’Europe, les syndicats d’agriculteurs et les gouvernements la mettent en avant et nous racontent l’émouvante vie de ces fermiers désespérés pour justifier les 50 milliards d’euros dépensés pour eux chaque année par l’UE [dans le cadre de la Politique agricole commune].
Selon les éleveurs, les moutons en pâture dans les montagnes constituent une contribution essentielle à l’alimentation britannique. Mais est-ce réellement le cas ? Un peu plus des trois quarts de la superficie du pays de Galles sont consacrés à l’élevage d’animaux en grande partie destinés à la production de viande. Cependant, selon l’UK National Ecosystem Assessment [organisation qui analyse l’impact de l’écosystème sur la société et l’économie], le pays de Galles importe sept fois plus de viande, en valeur, qu’il n’en exporte. Ces chiffres remarquables indiquent un cuisant échec en termes de productivité.
Les moutons ont réduit la plupart de nos hautes terres en collines à l’herbe rase et dense. Il n’y reste plus que quelques traces de vie. En restant deux heures assis dans un jardin touffu de banlieue, on voit sans doute plus d’oiseaux d’espèces diverses qu’en parcourant 10 kilomètres sur n’importe quelle colline britannique. Le territoire a été ravagé par les moutons.
Je reconnais que les agriculteurs de montagne essaient seulement de survivre et que leur métier est rude, ingrat et précaire. Je ne dis pas qu’il faille abandonner l’agriculture traditionnelle de montagne. Mais nous devons nous montrer plus sceptiques envers les revendications de ses défenseurs. Il serait également nécessaire de réévaluer un système de subventions qui nous a été vendu sur la base d’une série de mensonges.
Pensons-nous réellement que dénuder les collines, détruire la faune et la flore, favoriser les glissements de terrain soit une bonne manière d’utiliser l’argent public ?
Publié le 1er juin 2013
George Monbiot
Né en 1963 au Royaume-Uni, cet ancien journaliste de la BBC est l’une des voix les plus influentes au monde en ce qui concerne les questions environnementales.
George Monbiot tient une colonne hebdomadaire dans le Guardian depuis 1996. Il a publié plusieurs ouvrages, dont le très récent Feral: Searching for Enchantment on the Frontiers of Rewilding (Rêve sauvage : quand la nature reprend ses droits, inédit en français).
Lire la version anglaise de cette article dans The spectator.