A la question "où allez-vous ?"notre ami Joseph le chemineau avait l’habitude de répondre en bougonnant qu’il n’en savait rien et qu’il ne le saurait que lorsqu’il serait arrivé. Il semble que le drame qui vient de se dérouler chez notre amie Marthe Dumas, du Mas du Goth, lui ait donné la réponse à cette question qu’il ne se posait pas. Ce matin, ce suis allé porter à Marthe sa ration de magazines dont elle est si friande. Je tombe sur une maison en effervescence. L’infirmière vient tout juste de partir après ses soins habituels et Marthe tourne en rond dans son courtil. Vingt pas jusqu’au poulailler, vingt pas jusqu’au potager, vingt par jusqu’à la remise. Lorsque je passe la haie de troène qui délimite la petite cour de façade, je n’entends qu’une suite de grognements incohérents. « Que se passe-t-il ? » Elle me répond d’abord par un coup d’œil aussi noir que sa blouse de toile, ses bas de laine et l’antique tablier noué à sa ceinture. Elle ressemble alors assez bien à l’image de sorcière dont l’affuble une partie de la population des environs. Me reconnaissant, son regard s’adoucit cependant quelque peu sans perdre pour autant l’éclat de feu qui l’anime. « Joseph est parti, répondit-elle d’un ton acerbe. Il a pris son bâton, une vieille sacoche de mon défunt mari et un quignon de pain ». « Mais pourquoi ? » « Il a reçu une autre lettre de l’administration. Alors il a dit que, puisqu’on ne veut plus de lui ici, il préfère partir ! » « Et en plus ajoute-t-elle, en désignant l’étroite basse-cour où caquettent d’ordinaires trois ou quatre poules, noires bien entendu, attendant impatiemment d’être libérées, venez voir ! » Seules quelques plumes volètent avec la poussière soulevée par les jupons de Marthe. « Joseph a emporté vos poules ? » Elle ne daigne même pas hausser les épaules. « C’est le renard !» Et elle désigne les collines de sa canne. « La nature est impitoyable, dis-je doctement dans l’espoir de faire oublier Joseph. C’est dans sa nature ! » « Et quand votre nature aura tout détruit, que restera-t-il ? » Je hausse les épaules à mon tour. « La nature, dis-je. Toutes les civilisations disparaissent. D’abord détruites par leurs habitants devenus fous. Puis engloutie par la nature. Souvenez-vous. Les Khmers d’Angkor, les Mayas du Yucatan, les Aztèques du Honduras, l’île de Pasques et combien d’autres ? Hélas, il n’y aura plus personne pour redécouvrir la nôtre lorsqu’elle aura disparu par la grâce des effets délétères de nos activités industrielles et mercantiles. » Marthe balaie l’air d’un revers de sa canne. « Entrez plutôt prendre votre café. Joseph se présente sur la pierre du seuil au moment où je prends place.« Vous parliez de quoi », demande-t-il en brandissant la dépouille d’un renardà bout de bras ? Marthe éclate de rire, rassurée sans doute. « Voici l’avenir du monde de Joseph. Au Mas du Goth ! » On voit par là que si le monde n’est vraiment constitué que d’un ramassis de petits mondes individuels, égoïstes et recroquevillés sur eux-mêmes, il n’est pas étonnant qu’il tourne autant de guingois.
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