Nathat zaydan ! (نطحة زيدان) : pour évoquer le geste « historique » de Zinédine Zidane lors de la mémorable finale du Mondial 2006, la très riche langue arabe possède un mot, natha, tiré de la racine qui signifie donner un coup de tête, ou de corne. Au Qatar, c’est ainsi qu’on parle du célèbre « coup de boule » dû au sculpteur d’origine algérienne Adel Abdessemed, en tout cas parmi les locuteurs arabophones (qui ne sont pas si nombreux puisqu’ils restent minoritaires dans ce petit pays, même en y ajoutant les immigrés des pays arabes).
Un temps érigée sur le parvis du Centre Pompidou, l’énorme masse de bronze de cinq mètres de haut est appelée à couler désormais des heures ensoleillées sur la corniche de Doha. Un voyage qui ne lui a rien fait perdre de son « capital de provocation » puisque, après les protestations de nombre de personnalités du foot français, choquées de voir figé dans l’éternité le geste le plus regrettable de la carrière de cet « immense joueur », ce sont maintenant les Qataris qui se mobilisent.Sur Twitter et Facebook, ils ont été un certain nombre à protester contre cette installation sur la base d’un argumentaire moralisateur là encore : pourquoi immortaliser de la sorte un geste qui n’a rien de glorieux ? Tant qu’à ériger des statues, n’y avait-il pas d’autres figures plus nobles qu’il aurait mieux valu célébrer pour l’édification des populations locales ? Et comme on est sur une terre musulmane où l’on se targue d’une interprétation stricte du dogme, il n’a pas manqué de voix pour protester, sur un mode plus véhément, contre ces idoles, très peu halal, qu’on se sent obligé d’acheter fort cher à l’étranger – le prix de la transaction n’est pas connu… Dans le style ramassé propre aux réseaux sociaux, cela donne des propos du type : Qu’on donne un micro à [cheikh] Shaarawi pour qu’il nous dise ce qu’il pense du vin, des églises, des fêtes [païennes], des distractions et des idoles, on a besoin de sa franchise ! Heureusement, tous les Qataris ne sont pas suffisamment férus d’art contemporain pour savoir que ce que les connaisseurs apprécient parmi les œuvres d’Abdel Abdessemed, c’est moins l’évocation de l’énorme coup de tête du Mondial 2006 que l’étonnante reprise du célèbre rétable d’Issenheim, un Christ en croix du début du XVe siècle qu’on est pas près de voir trôner en majesté dans les rues d’une capitale arabe !
Il faut reconnaître que l’affaire de la statue de Zizou a fait long feu. De toute manière, c’est rarement le cas des mouvements d’opinion dans un pays où l’art contemporain peine encore à galvaniser les foules qui disposent pourtant de musées richement dotés. Mais cela ira sans doute mieux dans quelques années avec la tenue du Mondial en 2022 et l’on peut imaginer que, comme à Beaubourg, se faire tirer le portrait sous les pieds des deux célèbres footballeurs sera un des musts du voyage pour les hordes de supporters venus communiquer dans la chaleur des stades (c’est le cas de le dire compte tenu du climat local)… Du moins si le fameux Mondial est bien maintenu au Qatar car un malheur ne venant jamais seul, c’est la grande célébration du foot dont on voudrait désormais priver le célèbre Emirat après qu’une grande lassitude a contraint son monarque à passer la main à son fils en juin dernier. Un changement de coach qui a entraîné un remaniement de l’équipe ministérielle puisque l’ancien Premier ministre a lui aussi été remercié.
Il n’y a pas eu de changement en revanche du côté des très nombreux conseillers qui veillent au lustre de l’Emirat, à savoir la très ambitieuse politique d’investissements culturels qu’il mène, à l’image d’autres pays de la région tels les Emirats (voir ce billet). Comme on l’a vu la semaine dernière, le marché international de l’art continue, plus que jamais, à miser sur le Golfe. D’ailleurs, parmi les conseillers de la grande prêtresse dans ce domaine, cheikha Al-Mayassa bint Hamad bin Khalifa Al-Thani, fille de l’ex-émir du Qatar et sœur de l’actuel, on trouve (comme on l’apprend dans ce portrait diffusé il y a quelque temps sur France Culture), un trio d’experts venus tout droit de chez Christie’s.
Ami du Qatar quels que soient les régimes, l’Etat français y place ce qu’il a de meilleur : son industrie de pointe dans l’armement, ainsi que les productions de ses artistes, parfois immigrés même. A l’époque où Paris accueillait Adel Abdessemed, jeune Algérien fuyant les sombres années que connaissait alors son pays (Ahmed Asselah, le directeur de l’école des Beaux-Arts d’Alger devait en être une des nombreuses victimes), un autre jeune créateur venu lui d’Extrême-Orient s’installait aussi en France. Yan Pei-Ming, célèbre depuis lors pour ses grands formats. C’est lui aussi un artiste très coté à Doha.
Ceux qui ont eu la chance de visiter le musée d’art d’islamique dessiné par l’architecte Ming Pei ne peuvent avoir manqué, dans l’entrée, le double portrait – ils doivent y être encore ! – de l’ex-émir, Hamad ben Khalifa al-Thani, et de son épouse favorite (il en a trois), la cheikha Mozah. Gentille surprise réservée par la princesse Mayassa à ses parents lors de l’inauguration de ce bâtiment de plus de 300 millions de dollars (voir cet article dont est tirée l’illustration du haut), ce double portrait est bien dans le style de cet artiste acclamé sur tous les marchés et qui a récemment eu l’honneur d’une exposition au Qatar Museum Authority. Sous le titre Peindre l’histoire, une centaine d’aquarelles de Yan Pei-Ming ont ainsi proposé, l’hiver dernier, une sélection d’« icônes » de la modernité arabe, hommes politiques mais aussi chanteurs, comédiens, écrivains qui ont fait l’histoire de cette région.
Comme l’explique le site du musée, Nasser voisine ainsi avec Arafat et Fairouz dans cette sorte de panthéon local. Un aimable pêle-mêle comme on disait autrefois, où le poète Adonis dialogue avec Omar Sharif.
L’art est libre, naturellement, mais on imagine toutefois que le peintre d’origine chinoise a dû recevoir quelques conseils pour procéder à cette sorte de « sélection internationale » arabe des visages les plus marquants de l’époque. Et si le Figaro fait preuve d’une grande impertinence pour noter que, dans cette saga, le Qatar apparaît « comme le moteur des révolutions », on notera que, dans le monde arabe, c’est le portrait de la mort misérable du Libyen Moammar Qaddafi, avec des airs de saint Sébastien, qui a suscité, dans le monde arabe et ailleurs, quelques murmures discrets de réprobation.