L'unité de l'écriture et de l'art égyptiens est primordiale ; tous les deux sortent de la même genèse, au même moment, qui est le commencement de la première dynastie ; tous les deux étaient complémentaires, dès ce moment, ou se relayaient.
C'est pourquoi on peut affirmer que l'art égyptien est tout entier "hiéroglyphique".
Henry George FISCHER
L'écriture et l'art de l'Égypte ancienne
Paris, P.U.F., 1986
p. 25
Les 9, 16, 23 et 30 octobre 1981, Henry George Fischer (1923-2006) qui fut notamment Conservateur en chef des Antiquités égyptiennes du Metropolitan Museum de New York et Professeur à Yale et à l'Université américaine de Beyrouth prononça sur invitation du Professeur Jean Leclant, quatre leçons au Collège de France, à Paris, intitulées Considérations sur la paléographie et l'épigraphie de l'Égypte ancienne.
Cinq années plus tard, ces interventions traversées par le thème de recherche privilégié de l'orateur, à savoir : l'étroite union existant entre écriture et art, les célèbres P.U.F. - Presses Universitaires de France - les consignèrent en un volume, précisément sous le titre L'écriture et l'art dans l'Égypte ancienne, ouvrage fondamental en la matière que je ne puis que vous conseiller, amis visiteurs, d'essayer de vous procurer chez l'un quelconque bouquiniste ou d'emprunter dans une bibliothèque spécialisée, car, acquis à l'époque pour 150 francs français - un peu moins de 1000 francs belges d'alors ou de 25 € actuels -, il est à présent proposé à 90 € sur Internet. Quasiment le quadruple de son prix originel !!!
Si j'ai toutefois aujourd'hui jugé utile de le citer, c'est non seulement parce que sa lecture, conseillée par le Professeur Michel Malaise lors de mes études d'égyptologie à l'Université de Liège, me permit d'appréhender la civilisation des rives du Nil par les biais conjoints de la langue et de l'art égyptiens mais aussi parce que dans le deuxième chapitre, L'inversion de l'écriture égyptienne, l'auteur développe une théorie sur laquelle j'aimerais m'appuyer pour évoquer avec vous la position de Tepemânkh dans la scène rituellement importante, donc récurrente, du propriétaire d'un mastaba ou d'un hypogée assis devant sa table d'offrandes alimentaires, gravée ici sur le relief E 25408 exposé dans le haut mur-vitrine au centre de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre.
Comme engoncé dans les cases de son "menu" d'éternité, privé de mouvement par la présence du guéridon supportant deux séries de tranches de pains, de ses quatre fils agenouillés et de diverses inscriptions hiéroglyphiques, les unes proposant une très courte formule d'offrandes, les autres l'identifiant nommément, Tepemânkh est assis à l'extrême gauche du grand bloc calcaire, tourné vers la droite et, selon une belle image de Madame Geneviève Pierrat-Bonnefois que je citai la semaine dernière, règne comme une accolade sur le reste de la composition à plus petite échelle.
Cette position, cetteplace qui est sienne, je l'avance tout de go, ne relève nullement du hasard ou de la fantaisie créatrice de l'artiste qui a réalisé l'oeuvre mais, plus spécifiquement, ressortit au domaine de l'orientation première des hiéroglyphes.
Il appert en effet que les scribes égyptiens étaient droitiers : à tout le moins, dans leur immense majorité, les représentations que nous en avons nous les montrent-elles avec le calame dans la main droite prêts à écrire sur le papyrus qu'ils maintiennent et déroulent devant eux de la main gauche. Arguant de cette simple constatation, j'avance qu'ils ne purent écrire qu'en commençant au bord supérieur droit d'un feuillet et en se dirigeant évidemment vers la gauche.
Leurs textes se lisent donc de droite à gauche et de haut en bas puisque les signes hiéroglyphiques sont tournés vers la droite. Les têtes animales, par exemple, qui constituent nombre d'entre eux, regardent dans cette direction : c'est ce que vous constaterez aisément si vous observez celles gravées dans les cases du "menu" de Tepemânkh ci-dessus. Cela relève du simple fait que l'écriture hiéroglyphique, à deux exceptions près si j'en crois Youri Volokhine, Professeur à l'Université de Genève, privilégie l'orientation latérale.
Cette disposition verticale de droite à gauche constitue le sens d'écriture le plus ancien, - c'est par exemple celui des textes religieux consignés dans les pyramides royales, à partir d'Ounas, dernier souverain de la Vème dynastie et chez ses successeurs à la VIème -, le sens d'écriture le plus fréquemment rencontré : raison pour laquelle les égyptologues le qualifient d'orientation dominante.
Bien évidemment, il souffrit quelques exceptions en fonction du support choisi ou de la place dont le scribe disposait ; en fonction aussi parfois de l'esthétique recherchée pour, par exemple, respecter une symétrie, les dimensions d'un quadrat, etc. Il serait toutefois hors propos ici de développer ce sujet plus avant.
Ceci posé, et pour progresser dans ma démonstration, je me dois maintenant de rappeler que, tout comme pour l'hébraïque ou l'arabe (entre autres), l'écriture égyptienne était dépourvue de voyelles : les mots étaient donc constitués de consonnes qui se suivaient - souvent trois -et qui, inévitablement, présentaient une ressemblance les uns avec les autres.
Parce que confusion il eût pu y avoir, les Égyptiens ajoutèrent un idéogramme supplémentaire pour terminer un mot de manière à le distinguer d'éventuels homophones et d'ainsi indiquer plus précisément la classe sémantique à laquelle il appartenait : les "déterminatifs" comme les nomment les égyptologues, si nécessaires à notre compréhension d'une phrase, étaient nés !
Parmi ces signes complémentaires muets affectés à préciser la signification
des mots, il en est un sur lequel je voudrais aujourd'hui attirer votre attention : il s'agit de l'homme assis
Outre le fait qu'il ait au départ le sens de "homme", il servit aussi pour désigner des termes de parenté (frère, fils ...), des fonctions (vizir, prêtres ...), des habitants de pays étrangers (Asiatiques ...) et, surtout, des noms propres masculins (sachant que suivant le même principe, les noms propres féminins étaient déterminés quant à eux par le hiéroglyphe d'une femme assise).
Eu égard à certains des principes que j'ai ce matin énoncés, ce déterminatif idéographique terminant un anthroponyme, se trouvait donc obligatoirement à gauche de celui-ci et, immanquablement, dirigé vers la droite.
Vous me suivez, jusque là ? Bien ! Alors, je poursuis et termine mon développement.
Il faut savoir qu'à très peu d'exceptions près, ce principe d'écriture hiéroglyphique fut tout logiquement d'application sur les monuments lithiques.
Ce qui est précisément ici le cas avec le bloc calcaire que nous examinons en détail.
En effet, représenté à l'extrême gauche de la scène, le propriétaire du mastaba peut, sans difficulté aucune, être considérécomme un déterminatif géant aux petits hiéroglyphes gravés devant lui
qui, de haut en bas, (colonne de gauche ci-dessus), le nomment à l'aide de trois signes : la tête, Tep, le hibou, em et le signe de vie, ankh
Tepemânkh
Nul besoin que le lapicide cherche à y adjoindre le déterminatif attendu de l'homme assis, puisque le défunt en grande taille remplit on ne peut mieux ce rôle.
De sorte que, dans un premier temps, il vous faut comprendre la figuration de Tepemânkh comme une image qui le représente et, dans un second, au sein même des jeux scripturaux dont furent friands les scribes antiques, comme un signe d'écriture - que nous voyons tourné vers la droite - visant à compléter l'énoncé de son nom pour attester de son genre masculin.
Toujours et à nouveau l'intime relation entre l'écriture et l'art, entre l'épigraphie et l'iconographie, entre le verbe et l'image ...
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, comme je vous l'ai souvent indiqué, et comme judicieusement le rappelle à l'envi le catalogue de l'exposition parisienne maintenant à Bruxelles jusqu'en janvier 2014, L'Art du contour. Le dessin dans l'Égypte ancienne, l'artiste peintre égyptien - Sesh kedout - est gratifié du titre de Scribe des contours par la plupart des égyptologues ; - Scribe des formes, traduction plus proche encore des termes anciens, préfère à juste titre employer Dimitri Laboury dans les deux remarquables articles qui, dans la première partie de l'ouvrage, sont précisément dédiés à ces dessinateurs.
Vous aurez compris, amis visiteurs, qu'il m'agréa ce matin, arrivés quasiment au terme de notre longue étude accordée à ce dignitaire palatin d'Ancien Empire, d'attirer votre attention sur le fait que l'iconographie égyptienne eut indiscutablement valeur de syntaxe, l'image signifiant bien plus qu'elle ne décrivait.
En d'autres mots, que dans cette civilisation où une infime minorité seulement accéda au savoir, dessin et écriture furent parfaitement complémentaires et, in fine, indissociablement unis.
L'essentiel, pour l'ensemble de la population de l'antique Kemet,
n'était-il pas que l'image rencontrée au détour d'un monument leur parlât, fonctionnât tel un langage, tel un texte que les hommes n'avaient pas tous eu l'heur d'apprendre à lire
?
(Cherpion : 1989, 42-54 ; Farout : 2009, 3-22 ; Fischer : 1986, 25-55 ; Laboury : 2013 1, 28-35 ; ID. 2013 ², 36-41 ; Lefebvre : 1955, 17-9 ; Pierrat-Bonnefois : 2013, 56 ; Volokhine : 2013, 60 ; Ziegler : 1990, 258-61)