[note de lecture] Fred Griot, "Cabane d’hiver", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Il s’agit d’un journal, tenu du « 19.01.13 » au « 19 .02.13 ». Les titres du premier et du dernier chapitres, « Partir », « Rentrer »,  indiquent bien qu’il s’agit d’ouvrir/fermer une parenthèse de temps sur ce qui pourrait être un voyage mais se révèle être un séjour. Un peu comme dans La plui, mais le choix du lieu va ici plus loin dans l’isolement, la retraite, la coupure du monde : un mois dans une yourte, en plein hiver, isolée sur le Causse. Une expérience de « vieux beatnik » (p.112) ? De fait, l’auteur a emporté dans son sac Desolation angels de Kérouac, mais on peut penser également à Crusoé, Walden, Amirat… et pourquoi pas Rancé ? 
Le début et la fin du livre donnent clairement le projet initial et le bilan final. « départ donc demain pour les grandes steppes ondulées… Causse du Larzac… un mois, sous yourte… écrire, méditer, marcher, casser mon bois pour le poêle, quelques gestes simples… » (p.16), « vivre un mois là.// se concentrer sur écrire, méditer, marcher. /sur vivre. » (p.22) Si on fait le point au milieu du séjour, on voit que le projet s’est à la fois creusé et déplacé : « mais je suis venu ici pour le silence, pour écouter, pour écrire au calme, et je suis à peu près servi…/ pour tenter d’éclaircir, de simplifier une parole, et ça je ne le saurai qu’après. » (p.62) Et bilan final, qu’il ne faut surtout pas prendre comme un échec, bien au contraire : « ai trouvé je crois grosso modo ce que j’y cherchais. c’est-à-dire pas grand chose, pas de grands trucs impossibles, juste quelques éléments simples, bidules communs, qui étaient là, à portée de main. quand on l’ouvre. » (p.111) 
Voilà ce qui touche le lecteur : pas d’héroïsme montagnard, pas d’idéalisme écologique, pas de terre qui ne ment pas, etc. Mais une expérience qui se développe, on pourrait dire s’enracine, dans plusieurs directions. 
D’abord peut-être, vivre séparé. On part de Paris, et on reviendra à « Paname ». Mais durant le séjour, l’auteur mesure le poids de la solitude : « passage à vide » (p.33), « la question du seul » (p.42), « quand on est dans le monde on veut de la paix et de la solitude, quand on est seul on veut du monde, du brassage, des filles, des cafés, des distractions, des « activités ». » (p.73) Le journal retient donc les quelques rares visites aux « voisins » ou le plaisir de retrouver sa « douce » pour quelques jours, mi février. Pour internet, c’est « quasi pas de connexion » (p.22) Tout cela est assumé comme la conséquence d’un choix de départ : rompre avec le social, pour une durée limitée, mais sans tricher. 
L’enjeu est sans doute de se placer dans des conditions qui ramènent à l’essentiel : retour à « l’économie du peu » et au « luxe du simple » (p.27). C’est s’astreindre à des gestes répétitifs, fatigants, comme la corvée quotidienne de bois, si possible sec. « -2 dans la yourte ce matin. Sans doute -10 dehors cette nuit. » (p.81) La journée enchaîne des gestes primaires, archaïques, en même temps que l’auteur préserve l’espace de sa vie intérieure : « se réveiller la bouche fumante / tenir le feu / se laver /méditer /manger /écrire /sortir /parler /manger /écrire /casser du bois /tenir le feu /marcher /rentrer à la nuit /tenir le feu /écrire /cuisiner /écrire /lire /dormir »(p.53). 
Cette nécessité de l’activité manuelle draine une mémoire enfouie, paysanne : « je retrouve le passif des gestes des générations qui ont vécu dehors » (p.33). Et le corps lui-même s’adapte : « mes mains se sont profondément modifiées : calleuses, sèches, brunies (…) c’est peut-être idiot mais j’ai comme un plaisir à retrouver les mains de mes ancêtres terriens » (p.36) 
A partir du corps se noue une relation profonde au monde, pas seulement par la « méditation » quotidienne, mais par immersion dans une nature aussi hostile que belle, parfaitement étrangère à l’homme. Dans la solitude, l’important est moins de parler que d’écouter. Ainsi pour le vent : « j’écoute le vent léger (…) au travers de ce voile de sons, on perçoit le vaste bain du silence de notre univers, cela ne m’angoisse pas. c’est ainsi, nous sommes là, parmi. » (p.33) Plus clairement encore : « faire taire en soi oui. Essayer, écouter.// en fait je suis venu pour ça : écouter. » (p.52) De même, à la fin du livre : « enfin j’étais venu pour écrire. Et écouter. Ecouter surtout. » (p.109) 
On voit bien ici la transformation de l’enjeu du séjour : parti actif avec un projet d’écriture, le poète revient seulement « chargé » d’une expérience, d’une évolution intérieure. Au long de ce mois, il reprend le manuscrit de Bref (p.34) mais n’achèvera pas ce travail : « écrire ? écrire quoi ?/écouter d’abord. » (p.52) 
S’il n’y a pas de résultat lisible de cette période, le journal lui-même mis à part, il y a un approfondissement, une clarification de la visée : la poétique s’est précisée non pas tant par la réflexion que par l’expérience directe du réel : «  dire ce qui se passe. Dire clair./écrire. » (p.22), « écrire en parole claire » (p.34), « « écrire en parole claire » : je retombe sur la formule utilisée les jours passés. n’est-ce pas le but depuis toujours de toute littérature ? qu’est-ce à dire alors encore ? peut-être que cette expression, plus précisément, entend une écriture du simple, du concis, de l’économie de moyens, de la limpidité et de la légèreté dans la pertinence et la légèreté du propos. »(p.105) 
A force d’écouter le vent, de réparer le toit, de regarder la nuit ou la neige, seul sur le plateau, les choix d’écriture décantent. Ce n’est pas une mauvaise méthode. 
[Antoine Emaz] 
 
Fred Griot, Cabane d’hiver, Editions (ERR), 124 pages, 8 €