Il s’agit d’un journal, tenu du
« 19.01.13 » au « 19 .02.13 ». Les titres du premier
et du dernier chapitres, « Partir », « Rentrer », indiquent bien qu’il s’agit d’ouvrir/fermer
une parenthèse de temps sur ce qui pourrait être un voyage mais se révèle être
un séjour. Un peu comme dans La plui,
mais le choix du lieu va ici plus loin dans l’isolement, la retraite, la
coupure du monde : un mois dans une yourte, en plein hiver, isolée sur le
Causse. Une expérience de « vieux beatnik » (p.112) ? De fait,
l’auteur a emporté dans son sac Desolation
angels de Kérouac, mais on peut penser également à Crusoé, Walden, Amirat…
et pourquoi pas Rancé ?
Le début et la fin du livre donnent clairement le projet initial et le bilan
final. « départ donc demain pour les grandes steppes ondulées… Causse du
Larzac… un mois, sous yourte… écrire, méditer, marcher, casser mon bois pour le
poêle, quelques gestes simples… » (p.16), « vivre un mois là.// se
concentrer sur écrire, méditer, marcher. /sur vivre. » (p.22) Si on fait
le point au milieu du séjour, on voit que le projet s’est à la fois creusé et
déplacé : « mais je suis venu ici pour le silence, pour écouter, pour
écrire au calme, et je suis à peu près servi…/ pour tenter d’éclaircir, de
simplifier une parole, et ça je ne le saurai qu’après. » (p.62) Et bilan
final, qu’il ne faut surtout pas prendre comme un échec, bien au contraire :
« ai trouvé je crois grosso modo ce que j’y cherchais. c’est-à-dire pas
grand chose, pas de grands trucs impossibles, juste quelques éléments simples,
bidules communs, qui étaient là, à portée de main. quand on l’ouvre. » (p.111)
Voilà ce qui touche le lecteur : pas d’héroïsme montagnard, pas d’idéalisme
écologique, pas de terre qui ne ment pas, etc. Mais une expérience qui se
développe, on pourrait dire s’enracine, dans plusieurs directions.
D’abord peut-être, vivre séparé. On part de Paris, et on reviendra à
« Paname ». Mais durant le séjour, l’auteur mesure le poids de la
solitude : « passage à vide » (p.33), « la question du
seul » (p.42), « quand on est dans le monde on veut de la paix et de
la solitude, quand on est seul on veut du monde, du brassage, des filles, des
cafés, des distractions, des « activités ». » (p.73) Le journal
retient donc les quelques rares visites aux « voisins » ou le plaisir
de retrouver sa « douce » pour quelques jours, mi février. Pour
internet, c’est « quasi pas de connexion » (p.22) Tout cela est
assumé comme la conséquence d’un choix de départ : rompre avec le social,
pour une durée limitée, mais sans tricher.
L’enjeu est sans doute de se placer dans des conditions qui ramènent à
l’essentiel : retour à « l’économie du peu » et au « luxe
du simple » (p.27). C’est s’astreindre à des gestes répétitifs, fatigants,
comme la corvée quotidienne de bois, si possible sec. « -2 dans la yourte
ce matin. Sans doute -10 dehors cette nuit. » (p.81) La journée enchaîne
des gestes primaires, archaïques, en même temps que l’auteur préserve l’espace
de sa vie intérieure : « se réveiller la bouche fumante / tenir
le feu / se laver /méditer /manger /écrire /sortir /parler /manger /écrire /casser
du bois /tenir le feu /marcher /rentrer à la nuit /tenir le
feu /écrire /cuisiner /écrire /lire /dormir »(p.53).
Cette nécessité de l’activité manuelle draine une mémoire enfouie,
paysanne : « je retrouve le passif des gestes des générations qui ont
vécu dehors » (p.33). Et le corps lui-même s’adapte : « mes
mains se sont profondément modifiées : calleuses, sèches, brunies (…)
c’est peut-être idiot mais j’ai comme un plaisir à retrouver les mains de mes
ancêtres terriens » (p.36)
A partir du corps se noue une relation profonde au monde, pas seulement par la
« méditation » quotidienne, mais par immersion dans une nature aussi
hostile que belle, parfaitement étrangère à l’homme. Dans la solitude,
l’important est moins de parler que d’écouter. Ainsi pour le vent :
« j’écoute le vent léger (…) au travers de ce voile de sons, on perçoit le
vaste bain du silence de notre univers, cela ne m’angoisse pas. c’est ainsi,
nous sommes là, parmi. » (p.33) Plus clairement encore : « faire
taire en soi oui. Essayer, écouter.// en fait je suis venu pour ça :
écouter. » (p.52) De même, à la fin du livre : « enfin j’étais
venu pour écrire. Et écouter. Ecouter surtout. » (p.109)
On voit bien ici la transformation de l’enjeu du séjour : parti actif avec
un projet d’écriture, le poète revient seulement « chargé » d’une
expérience, d’une évolution intérieure. Au long de ce mois, il reprend le
manuscrit de Bref (p.34) mais
n’achèvera pas ce travail : « écrire ? écrire
quoi ?/écouter d’abord. » (p.52)
S’il n’y a pas de résultat lisible de cette période, le journal lui-même mis à
part, il y a un approfondissement, une clarification de la visée : la
poétique s’est précisée non pas tant par la réflexion que par l’expérience
directe du réel : « dire ce qui se passe. Dire clair./écrire. »
(p.22), « écrire en parole claire » (p.34), « « écrire en
parole claire » : je retombe sur la formule utilisée les jours
passés. n’est-ce pas le but depuis toujours de toute littérature ?
qu’est-ce à dire alors encore ? peut-être que cette expression, plus
précisément, entend une écriture du simple, du concis, de l’économie de moyens,
de la limpidité et de la légèreté dans la pertinence et la légèreté du
propos. »(p.105)
A force d’écouter le vent, de réparer le toit, de regarder la nuit ou la neige,
seul sur le plateau, les choix d’écriture décantent. Ce n’est pas une mauvaise
méthode.
[Antoine Emaz]
Fred Griot, Cabane d’hiver, Editions
(ERR), 124 pages, 8 €