[Carte blanche] "Je préfère ne pas", en mémoire d'Elie Delamare-Deboutteville, par Dominique Dou

Par Florence Trocmé

Je préfère ne pas - 
On aura beau chercher dans les dictionnaires à Delamare-Deboutteville, on ne trouvera, pour l'instant, que son ancêtre – arrière grand-père je crois, l'inventeur de la première voiture à moteur à explosion, en 1884. 
Pourtant ce fut aussi un grand jeu que de vivre pour Elie en explosant sa trace – je veux dire son empreinte – sur la terre. A nulle autre pareille comme il se doit pour une empreinte. 
Et une signature initiale – inaugurale – Elie (AY) Delamare-Deboutteville, avec toujours ajoutées, celles, mystérieuses "(AY)" que personne ne comprend. 
Car il est parti avec ce mystère : incantation, invocation – à qui ? à quoi ? N'ayant pas eu de réponse, finalement je crois que je ne veux pas savoir : je préfère inventer, imaginer. Et ne pas vous le dire. 
C'est un grand jeu qui n'est pas vraiment une plaisanterie que de vivre dans un grand écartement, dans un grand développement intérieur, imperméable à tous – ou presque. 
Et pourtant comme il habitait le monde ! – mais hors du monde des endormis – dans cette présence innocente encore toute proche de l'enfance réelle, celle qui joue, sait qu'elle joue, sait que ça va finir un jour, sait qu'elle ouvre grand les bras, émue même par son doux rire fraternel d'avant la bêtise. 
Une fragilité, un silence admirable qui n'a pas peur de la tresse infinie du temps, une présence acceptante – de tout. Je veux dire qui accepte le monde comme "le ciel accepte les oiseaux" parce que, de toute manière, ils ne peuvent vivre ailleurs que dans le ciel. 
Elie Delamare-Deboutteville (écrire entièrement ce nom) était un humain spécial, vivant dans cet indéfini qu'il parcourait sans cesse par des poèmes innombrables, incommensurables dont lui seul connaissait le nombre exact. 
Des milliers, des milliers : comment penser qu'il était "à côté" du monde, et de la vie, lorsque l'on sait qu'il écrivait "tout le temps", tout son temps, jusqu'à épuisement – jusqu'à épuisement de quelques mots – ritournelle obsédante – l'infini, l'éternel, l'intemporel, le possible, l'impossible, l'amour, la mort, le rêve, le silence. 
Ce ne sont pas des miroirs ces mots dans son oeuvre mais des vitres très claires – aussi claires que lui-même, au travers desquelles il pouvait écrire des choses aussi simples et aussi terribles  
que : "je me demande si adolf hitler / criait pour s'empêcher de pleurer" – sans majuscule au nom du "démon" – lorsqu'on sait que ces deux vers sont issus du poème "A Babylone reconstruite"... on comprend que ce flux jaillissant d'Elie était parfaitement construit, parfaitement conscient, parfaitement présent. 
Je me rappelle maintenant cette présence tout entièrement claire et tout entièrement intérieure qu'Elie manifestât lors de nos rencontres – presqu'entièrement silencieuses – de part et d'autre – je n'en parlerai donc pas. Je préfère ne pas. 
Je me rappelle aussi les premiers poèmes que je lus de lui, ce vertige si bien nommé, qui m'ont littéralement sauté aux yeux en une caractéristique évidente : ce participe présent et cet infinitif – suivi ou précédant l'un l'autre – procédant l'un de l'autre en une apocope du monde en train de s'accomplir, non accompli, non conjugué, dans ce cadeau extraordinaire fait à la lectrice que je fus, que je suis : celui que j'ai de conjuguer ou de ne pas conjuguer.  
Je préfère ne pas – être en cours de – observer la durée à l'oeuvre, l'idée, le noyau, l'infinie liberté en cours de développement, l'être-là en train d'être là où je lis – pas de procès, pas de jugement, juste lire là, présentement, participant du présent, infiniment donc. 
Immense épaisseur de l'écrire et du vivre qui laisse libre-cours à la conjecture : qui était Elie ? Avant que la biographie l'emporte, un jour, sur le reste – je préfère ne pas, aujourd'hui, savoir. Et pourtant... 
"Quelqu'un qui écrirait sans penser je suis la révolution n'écrirait pas" écrit (en substance) Blanchot. J'ignore si Elie pensait cela mais cette phrase m'est venue ces jours-ci, dans cette époque-là que nous vivons qui n'est pas une époque de révolution mais de mutation que nous observons, certains, hébétés, d'autres, endormis, d'autres, réactionnaires. 
Pour un écrivain – un écrivain de poèmes – le plus évident c'est l'écartement. C'est sûr : c'est une tragédie, lourde, à porter jusqu'au bout. L'écartement – et, en même temps la présence assurée. 
M'est revenue enfin ces jours-ci, la voix d'Elie sur le répondeur téléphonique – oui, c'était sa voix étrange – qui d'autre pouvait parler de douceur et d'absolu en même temps – qui posait une question à laquelle je n'eus pas le temps de donner une réponse. 
J'eusse préféré, pourtant – 
 
[Dominique DOU] (octobre 2013) 

photo ©Hubert Haddad