Nous sommes en 1841, à Paris. Richard Wagner, réfugié dans la capitale française, vit pauvrement, de « petits boulots en petits boulots » ce qui, pour lui, se résume à des compositions faites sur commande. Il vient de terminer Der Fliegende Holländer, qui ne sera créé qu’en janvier 1843 à Dresde. Parallèlement, il découvre les légendes de Tannhäuser et de Lohengrin. Il s’intéressera d’abord au premier auquel il va consacrer un opéra du même nom ; puis, en 1845, alors qu’il se trouve en vacances à Marienbad, le personnage de Lohengrin revient en force hanter son esprit.
Mais qui est Lohengrin ? Il faut d’abord remonter à une œuvre du célèbre Minnesänger Wolfram von Eschenbach, Parzifal dans laquelle l’histoire de Lohengrin est brièvement mentionnée. Parzifal ( = Perceval, Parsifal) est le personnage éponyme du roman de Von Eschenbach qui raconte la quête du Graal de deux chevaliers : Parzifal d’une part et Gawain (= Gauvin) d’autre part. Puis, à la fin du 13ème siècle, un poème allemand anonyme raconte en détail ce drame ; puis, c’est un poème épique français Le Chevalier au cygne qui va lui aussi narrer les aventures de Lohengrin. D’après Wolfram von Eschenbach, Lohengrin est le second fils de Parzifal ; c’est lui qui lui a donné ce nom dont on pense qu’il fait allusion à « Garin de Lorraine », héros de la chanson de geste La geste des Lorrains, saga familiale du 12ème siècle dont les 15 000 vers racontent les exploits héroïques. L’auteur de la saga originale est inconnu et il est possible que cette « geste » soit la fusion de plusieurs histoires orales et/ou écrites. L’action se situe dans le Brabant. Le König Heinrich de Wagner est un personnage historique : il s’agit en fait d’Henri 1er dit « L’Oiseleur », roi des Saxonset des Francs de 919 à 936 ; c’est lui qui persuada les autres états allemands de s’allier à la Saxe pour lutter contre les envahisseurs hongrois. Le Brabant (aujourd’hui les Pays Bas et la Belgique) faisait partie de ces états allemands. Les hongrois furent d’ailleurs battus au combat. La scène finale de l’opéra présente les habitants du Brabant acceptant la proposition saxonne et se mettant sous le commandement de Lohengrin –avant que ce dernier ne les abandonne parce qu’Elsa n’a pas su tenir sa langue…
C’est la lecture de ces sources qui va raviver l’intérêt de Wagner pour le sujet. Rapidement, il esquisse un livret en prose. Puis, revenu à Dresde, il transforme ce livret en poème dramatique et s’attaque à la composition de la musique. Le deuxième acte lui semblant le plus difficile, il compose d’abord le troisième, puis le premier, réservant pour la fin le second acte et le prélude. La partition est achevée en mars 1848. La première est prévue à Dresde dans le courant de 1849 ; mais impliqué dans la révolte qui a lieu en Saxe cette année-là, Wagner doit fuir et bien évidemment, Lohengrin disparait de la liste prévisionnelle des spectacles de l’opéra de Dresde. Mais en 1850, Liszt, sur la demande de Wagner, donne une première représentation de Lohengrin à Weimar : l’événement est d’importance, d’autant plus que c’est Liszt lui-même qui dirige l’orchestre. Mais cet orchestre ne comporte que trente-huit musiciens et vu les circonstances, le succès n’est pas vraiment au rendez-vous.L’ouvrage sera cependant repris ailleurs, dans de meilleures conditions et c’est seulement en 1861 que Lohengrin fera son entrée à l’opéra de Vienne.
Si, comme on l’a vu plus haut, la légende de Lohengrin a des racines profondes dans l’histoire politique du 10ème siècle, il est aussi, toujours sur le plan historique, le drame de la lutte du Christianisme contre le Paganisme. Beaucoup de légendes sont basées sur cette opposition, notamment par exemple la légende d’Is, qui montre le combat entre les Druides, maîtres de l’ancienne religion, et Saint-Guénolé, apôtre de la nouvelle. Le personnage de Dahut, la Princesse d’Is, fille du roi Gradlon, déchirée entre ces deux pôles opposés, représente bien le conflit qui a lieu entre ces deux religions ; l’engloutissement d’Is et la mort de Dahut montrent in fine le triomphe du Christianisme. Dans Lohengrin, les anciens dieux ne sont pas les druides mais ceux de la mythologie germanique qu’invoque Ortrude au deuxième acte. Ortrude est un personnage inventé par Wagner : ses appels à Wotan et à Freia prouvent sa croyance dans les anciens dieux. Nombreux alors étaient ceux qui prenaient le Christianisme pour une hérésie et pensaient que les forces surnaturelles finiraient par triompher. Dans Lohengrin, ce ne sont pas seulement les personnages de Frédéric et d’Ortrude qui sont les symboles de ce combat, mais également la transformation du jeune duc Gottfried en cygne, événement qui a eu lieu avant le début de l’opéra et que l’on n’apprend qu’à la fin, lorsque Lohengrin brise l’enchantement d’Ortrude et prouve ainsi la supériorité du Christianisme sur les anciennes religions. Privé de son humanité et transformé en animal, le duc redevient homme grâce à l’intervention de Lohengrin, en quelque sorte « messager » du Christ. De même, pour Ortrude et les puissances de l’ombre, l’anonymat dans lequel se cantonne « le chevalier au cygne »représente une menace, car ne sachant pas qui il est, elle ne peut rien contre lui. Découvrir le nom de quelqu’un, c’est pouvoir exercer sa puissance sur lui ; c’est pourquoi Ortrude jette insidieusement le doute dans l’esprit d’Elsa afin que cette dernière pose la question fatale. Ce problème du nom apparait également dans la légende de Turandot et bien évidemment dans l’opéra de Puccini, dont il est, finalement, le principal moteur.
On ne peut présenter Lohengrin sans parler bien sûr des représentations de l’ouvrage à Bayreuth. On va laisser de côté les productions ultra-contemporaines, notamment celle de Bayreuth 2013 qui est loin de faire l’unanimité vu les critiques acerbes que j’ai glanées sur le web. Il parait qu’Arte a retransmis une représentation -que je n’ai pas vue- mais quand je regarde les différentes photos de cette production, j’ai l’impression que je n’ai rien à regretter, n’étant pas un admirateur inconditionnel du rat d’égout. (2) Parlons plutôt de celui qui a permis à Bayreuth de devenir un haut lieu de l’art lyrique wagnérien, Wieland Wagner. Je sais, ça date, mais tant pis.
C’est en 1958 qu’il propose pour la première fois sa propre conception de Lohengrin et c’est cette production qui triomphera jusqu’en 1962. Voici ce qu’en dit William S. Mann, traduit par jean Dupart (1) :
« La production de Wieland n’avait rien de politique. Lohengrin était, au contraire, traité comme le conte de fées remontant à une enfance lointaine et dont on vient de se souvenir, comme un rêve vaporeux aux couleurs adoucies (rose, abricot, violet) encore que fortement différenciées. L’action scénique, particulièrement statique, avait des allures de mouvement pris au ralenti, de rite solennellement accompli (exemple, l’entrée du cortège nuptial dans la cathédrale au deuxième acte). Cette volonté de lenteur conférait presque à l’ouvrage le caractère d’un oratorio, d’autant que les choristes étaient alignés au fond de la scène, comme le chœur de la tragédie grecque. Le décor du second acte comportait essentiellement des vitraux aux tons brumeux. Le cygne était énorme, idéalisé, et les acteurs qui devaient faire face au chef d’orchestre pour maintenir la cohésion de l’ensemble ne pouvaient le voir. Le miracle se produisait derrière eux et cela constituait, selon Wieland, le trait d’une réelle merveille. […]
Wieland avait d’abord imaginé la confrontation Ortrude-Telramund comme une lente traversée de la scène mais il décida ensuite de la rendre complètement statique, de telle sorte que les deux personnages se répondent d’un bord à l’autre du plateau et finalement, c’est la musique qui domine. En agissant ainsi, Wieland prenait le contre-pied de la révolution grand-paternelle. En tant que producteur, Richard Wagner souhaitait, en scène, des personnages très animés, ceci en réaction contre les évolutions de pantins articulés que l’on pouvait observer dans les autres opéras de son époque. Wieland s’inscrivit en faux contre l’excès de réalisme, chercha à obtenir, comme dans certains rêves, une suspension presque complète du temps physique et à accorder la marche nonchalante de ce temps au déroulement du discours musical. D’une totale intégrité quant aux idéaux artistiques qu’il avait choisis, il modifiait constamment, en bon pragmatique, les méthodes qui lui permettaient de mettre ceux-ci en application. C’est pourquoi ses productions ne pouvaient totalement survivre à sa disparition prématurée en 1966. Leur validité dépendait, à chaque représentation, de sa propre supervision. »
Ouvert en 1876, le Festspielhaus de Bayreuth n’accueillit Lohengrin qu’en 1894, à l’initiative de Cosima Wagner, onze ans après la mort de son mari. Sa production fut essentiellement personnelle, car elle n’avait pas eu accès aux notes rédigées par Wagner pour la première de Weimar. Elle fit pour cela des recherches historiques approfondies. Ce fut elle la première qui décida de traiter Ortrude non comme une sorcière aux ordres des puissances infernales mais comme une représentante des anciennes croyances. Cette production connut un grand succès et fut jugée aussi intelligente que musicale et originale. Son petit-fils Wieland fera par contre d’Ortrude une femme politique plutôt qu’une fanatique religieuse, rejoignant ainsi la conception de son grand-père : Irène Dalis, la chanteuse chargée du rôle avant Astrid Varnay, fut encouragée à incarner le personnage « suivant l’optique de la virulente attitude anti-communiste des matrones américaines, vers les années 60. » (1)
(1) Livret de présentation de l’opéra dans l’enregistrement live Bayreuth 1962, avec Jess Thomas, Anja Silja et Astrid Varnay.
(2) Beaucoup de personnages sont déguisés en rats… Allez savoir pourquoi…
ARGUMENT : Dans le duché de Brabant, à Anvers, première moitié du Xème siècle.
Acte I – Au bord de l’Escaut, près d’Anvers. Le roi Henri 1er est assis sous un chêne, entouré des nobles Saxons et Thuringiens. En face d’eux, les chevaliers de Brabant, parmi lesquels Frédéric de Telramund et sa femme Ortrude. Le roi incite les Brabançons à se joindre à lui pour combattre les hongrois qui menacent d’envahir l’Allemagne. Mais les Brabançons sont divisés pour ou contre Frédéric qui revendique la succession du duché de Brabant. Telramund accuse Elsa de Brabant d’avoir tué son frère Godefroi. Horrifié, il a renoncé à sa main pour épouser Ortrude, une descendante d’une lignée de chefs. Les deux enfants du duc de Brabant ne pouvant plus porter la couronne –Godefroi parce qu’il est mort et Elsa parce que c’est une meurtrière- il demande au roi qu’elle lui soit accordée car il est le plus proche héritier. Le roi décide de s’en remettre au jugement de Dieu : Frédéric combattra le chevalier qui se proposera pour être le champion d’Elsa.
Le roi demande à Elsa de choisir son champion. Dans une sorte de transe – le fameux « rêve d’Elsa »- elle répond que ce sera un « chevalier glorieux, enveloppé d’une lumière splendide. » Le Ciel l’a envoyé à son secours, il sera son défenseur. Stupeur générale ; Le roi insiste, mais Elsa reste inébranlable. Soudain, les hommes près de la rivière voient apparaître un cygne tirant une nacelle dans laquelle se tient un chevalier revêtu d’une armure étincelante. Elsa lève les yeux vers le ciel avec une expression extasiée tandis que Frédéric et Ortrude, voyant leur intrigue déjouée par un miracle qui dépasse leur entendement, se regardent, stupéfaits et inquiets. Le chevalier au cygne présente ses respects au roi puis s’avance vers Elsa. Il lui demande, s’il doit combattre pour elle et l’épouser, de lui promettre de ne jamais lui demander son nom ni son origine. Elle le promet. Le roi demande à Dieu de prononcer son jugement et le combat commence. Frédéric est vaincu par le chevalier qui lui laisse la vie sauve. Le roi conduit Elsa vers le vainqueur, acclamé par toute la foule.
Tôt le lendemain matin. Rassemblement devant la cathédrale. Le héraut annonce la sentence de bannissement de Frédéric, le mariage d’Elsa et le protectorat du chevalier sur le duché de Brabant. Frédéric, déguisé, erre parmi la foule et parvient à rallier à sa cause quelques-uns de ses anciens compagnons.
ACTE III – La chambre des nouveaux époux. L’acte s’ouvre par le célébrissime « chœur nuptial » appelé plus fréquemment « chœur des fiançailles ». Les époux restent seuls. Commence alors un long duo d’amour, au cours duquel Elsa, petit à petit, va s’acheminer vers sa perte. Malgré tous les efforts du chevalier pour détourner l’attention de la jeune femme de cette question qui lui brûle manifestement les lèvres, Elsa, obsédée par le souvenir du cygne et l’angoisse de le voir venir chercher son époux, ne peut plus se retenir : « Qui donc es-tu ? Dis-moi quel est ton nom. D’où donc viens-tu ? Quel est ton être ? » C’est alors que Frédéric pénètre dans la chambre afin de tuer le chevalier mais celui-ci l’abat d’un seul coup. Elsa s’est évanouie ; tendrement, le chevalier la relève. Tout est terminé.
Sur les rives de l’Escaut. Le chevalier a décidé de répondre aux questions d’Elsa. Le roi et les nobles l’attendent comme leur chef pour partir au combat. Mais le chevalier leur fait ses adieux car Elsa brisé son vœu. Il vient d’une contrée lointaine, Montsalvat, où se dresse le temple du Saint Graal. Son père, Parsifal, en est le roi et lui-même, Lohengrin, en est chevalier. Maintenant que son nom et son ascendance sont connus, il doit repartir : le Graal ne donne aux chevaliers la force pour redresser les torts et protéger les innocents que dans la mesure où le secret de leur pouvoir est gardé. Le cygne arrive. Lohengrin fait ses adieux à Elsa. Ortrude triomphe : elle révèle que le cygne n’est autre que Godefroi, transformé en animal grâce à sa magie noire ; si Lohengrin était resté, si Elsa avait su se taire, le chevalier aurait pu rendre à l’héritier de Brabant sa forme humaine ; mais il est trop tard, et les anciens dieux ont vaincu.
Lohengrin s’agenouille et prie. Une colombe blanche vient voler au-dessus de la nacelle ; le cygne a disparu. Sur la rive, se tient Godefroi, redevenu homme. Lohengrin monte dans la nacelle qui s’éloigne, tirée par la colombe, tandis qu’Ortrude s’effondre en hurlant et que tous s’agenouillent devant Godefroi. Elsa le contemple avec émerveillement puis prend soudainement conscience qu’elle vient de perdre définitivement son époux. Elle tombe évanouie (ou morte ?) entre les bras de son frère.
PHOTOS :
1 - Acte I, scène 2
2 - Anja Silja dans le rôle d'Elsa
3 - Acte I, scène 2
4 - Acte III, scène 3
Les quatre photos : Bayreuth 1962.
VIDEOS
1 – Acte I - « Le rêve d’Elsa » : Gundula Janowitz
2 - Acte II - Elsa sur le balcon : Gundula Janowitz
3 – Acte III – Prélude et chœur des fiançailles
4 - Acte III – Le récit du Graal : Wolfgang Windgassen