Eugène Boudin (Honfleur, 1824-Deauville, 1898),
Personnages sur la plage, effet de soleil couchant, 1869
Huile sur panneau, 29 x 47 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza
Un homme en tenue de ville, parapluie à la main, haut-de-forme sur la tête. Il tourne le dos à l'objectif, comme s'il souhaitait lui dérober son visage. On voit juste qu'il est brun et porte la barbe. Bien sûr, il existe bien d'autres clichés qui, eux, nous dévoilent les traits du visage de Charles-Valentin Alkan, mais celui-ci constitue, plus que les autres, un troublant symbole de ce que fut la trajectoire de ce musicien, dos tourné à la renommée de son vivant comme aujourd'hui. Le Palazzetto Bru Zane, toujours soucieux de rendre justice à des compositeurs injustement délaissés, lui consacre, depuis la fin de septembre, son festival d'automne et il a également eu l'excellente idée de soutenir l'enregistrement d'une anthologie de ses pièces pour piano confiée à Pascal Amoyel.
Alkan, fils d'un tailleur juif dont il reprit le prénom pour en faire son nom d'artiste, est né Charles-Valentin Morhange à Paris, dans le quartier du Marais, le 30 novembre 1813. Enfant prodige tout d'abord destiné au violon, il donna son premier concert sur cet instrument à sept ans et demi, alors qu'il avait été admis au Conservatoire l'année précédente, puis se produisit, en avril 1826, sur celui qui devait devenir le médium privilégié de toute sa vie d'artiste : le piano. La période qui s'ouvrit alors devant le jeune homme fut la plus brillante de sa carrière ; de salons parisiens en tournées à l'étranger (Belgique et Angleterre), elle allait, malgré ses deux échecs au concours du prix de Rome, l'installer comme un des musiciens les mieux doués et les plus en vue de sa génération, dont la virtuosité se doublait, en outre, d'une solide érudition. Ce bel élan allait cependant se briser net en 1848, lorsque Alkan vit le poste que Pierre-Joseph Zimmerman, un de ses maîtres au Conservatoire, laissait vacant et qu'il espérait voir lui revenir échoir à Antoine Marmontel. Cette blessure d'amour-propre pesa d'un poids conséquent sur le destin du musicien, accroissant une distance avec la vie sociale à laquelle une nature assez réservée le prédisposait déjà. S'il demeura vingt-cinq ans sans donner de concert, il déploya néanmoins son activité pour faire connaître la musique de Bach, enseigna, écrivit, se passionna pour le piano-pédalier qui commençait à faire parler de lui vers le milieu du siècle. En 1873, Alkan fonda les Petits Concerts de musique classique qui se maintinrent quelques années, puis il entama une lente descente vers l'oubli qui fit écrire, à sa mort survenue le 29 mars 1888, qu'il fallut cette triste circonstance pour qu'on soupçonnât son existence.
« Les progrès qu'on rêve, hélas, toute sa vie sans jamais les atteindre — ombre qui s'évade aussitôt qu'on veut la saisir !... Néanmoins c'est peut-être toute l'espérance du peintre de courir après cette chose fugitive qui lui fait recommencer constamment la même course sans jamais se décourager. » Ces phrases extraites d'une lettre datée du 17 novembre 1889 adressée par Eugène Boudin à Pieter van der Velde illustrent une des nombreuses connivences qui me semblent unir l'univers du peintre et celui d'Alkan, sur le même mode que les correspondances que l'on peut observer entre les univers de Félix Vallotton (1865-1925) et d'Erik Satie (1866-1925). Il existe, chez les deux artistes, une indiscutable capacité à dépasser la sensibilité dominante de leur époque – le romantisme – par une connaissance intime de l'héritage artistique du passé, un ressenti très juste du langage de leurs contemporains et l'introduction d'éléments d'un langage nouveau exploitant avec une intuition et une science très sûres des climats diffus et sans cesse changeants. Ainsi la Grande Sonate op.33, partition aux proportions monumentales – 40 minutes de musique – publiée en cette si particulière année 1848 et qui constitue le cœur de ce disque, fait-elle songer à Chopin ou à Liszt, ce qui ne l'empêche pas de bousculer le schéma traditionnel de la sonate en faisant se succéder des mouvements de plus en plus lents et d'adopter une progression tonale assez déconcertante. Alkan y fait de la musique descriptive qui n'en est pas, comme Boudin, dans ses scènes de plage de la fin des années 1860, élimine tout élément mondain en offrant des figures qui ne peuvent être identifiées. Datant de 1861 mais regroupant des pièces écrites, pour certaines, quinze ans plus tôt, les Esquisses op.63 offrent un singulier mélange d'ancien et de « moderne », avec des révérences à Scarlatti ou à Rameau qui côtoient des échappées dont on nommera la touche, faute de termes plus appropriés, impressionniste comme ces Cloches dont la concision (la pièce dure une minute en tout et pour tout) parvient pourtant à susciter un vaste paysage. Des pièces comme le Nocturne en si majeur (1844) ou la Chanson de la folle au bord de la mer (1847) avouent, en revanche, leur dette envers l'imaginaire romantique, qu'il soit pétri de rêveries ou de fantômes, tout comme la Barcarolle op.65 n°6, tirée du troisième des cinq Recueils de chants (1857-débuts des années 1870), ouvrages dont l'économie générale doit beaucoup aux Lieder ohne Worte de Felix Mendelssohn ; il y a fort à parier qu'une écoute en aveugle de cette pièce d'une si parfaite fluidité mélodique réserverait quelques surprises quant au nom de son auteur.
Si son nom est aujourd'hui peu connu du grand public, la musique pour piano seul d'Alkan a déjà fait l'objet d'un certain nombre d'enregistrements, dont les plus remarquables sont sans nul doute ceux de Marc-André Hamelin (Hyperion, 1995, 2001 et 2007). Pascal Amoyel, qui ne fait pas mystère des affinités qu'il entretient avec l'univers du compositeur, signe une anthologie d'excellente qualité, dont il est immédiatement évident qu'elle ne doit rien à un quelconque « coup », mais procède, au contraire, d'un travail de réflexion patiemment construit et d'une envie véritable. Le pianiste, même s'il sait se montrer percutant et faire sentir la puissance de son instrument (il serait très intéressant d'entendre un jour ces mêmes pièces jouées sur un piano d'époque), joue globalement la carte d'une sobriété de bon aloi, oubliant heureusement de verser dans le clinquant d'une virtuosité tapageuse et dans la sensiblerie d'un romantisme de pacotille. Son Alkan est tenu, retenu, délicieusement allusif souvent, toujours d'un goût parfait, plein de moments d'une poésie subtile mais jamais mièvre. Une des choses les plus frappantes est la volonté que semble avoir eu Pascal Amoyel de réduire le plus possible la distance entre le compositeur et l'auditeur, en ne s'enfermant pas dans une pure démonstration d'un brio technique dont il est, par ailleurs, évident qu'il a tout à fait les moyens. Son approche est étonnamment chaleureuse, presque sans façons, et cette absence de pose permet de goûter les inventions dont cette musique est pleine sans avoir le sentiment d'assister ni à un cours, ni à une dissection ; tout est fluide et naturel dans cette vision intimiste à laquelle certains reprocheront peut-être de manquer d'un rien d'angles et d'emportement, tout respire et avance, sans jamais que l'émotion soit laissée pour compte. Notons, pour finir, une prise de son parfaitement maîtrisée qui donne à entendre le piano avec le recul acoustique qui convient, sans rien faire perdre des belles couleurs et des nuances raffinées offertes par le musicien.
Voici donc un bien beau disque Alkan qui constitue, par la diversité des pièces retenues, lesquelles couvrent une large partie de la carrière du compositeur, comme par la qualité de leur interprétation, une introduction idéale à une production qui gagne à être découverte et régulièrement fréquentée. Je le recommande sans hésitation à ceux qui désireraient se familiariser avec cet univers, comme aux amateurs de piano romantique qui ne connaîtraient pas encore cette musique dont je gage que l'écoute les surprendra autant qu'elle les charmera.
Charles-Valentin Alkan (1813-1888), Œuvres pour piano : Nocturne en si majeur op.22, Barcarolle op.65 n°6, Chanson de la folle au bord de la mer op.31 n°8, Grande sonate « Les quatre âges » op.33, trois Esquisses (Les Cloches, La Vision, Les Soupirs) op.63
Pascal Amoyel, piano
1 CD [durée totale : 67'29"] La Dolce Volta LDV 11. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Barcarolle op.65 n°6
2. Sonate op.33 : I. 20 ans – Très vite
Décidément – gaiement – ridendo – palpitant – timidement – amoureusement – avec bonheur – toujours plus expressif –
bravement – avec enthousiasme – victorieusement
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Charles-Valentin Alkan : Œuvres pour piano (Piano Works) | Charles-Valentin Alkan par Pascal Amoyel
Illustrations complémentaires :
Anonyme, Charles-Henri-Valentin Morhange, dit Alkan, en tenue de ville, vu de dos, 1860. Photographie, 16,5 x 10,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France
Eugène Boudin (Honfleur, 1824-Deauville, 1898), Deauville, 1888. Huile sur toile, 50,9 x 75,4 cm, Reims, Musée des Beaux-Arts
La photographie de Pascal Amoyel est de Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com