Encore une preuve, s'il en était besoin, que les médias sont aux ordres, et qu'il importe désormais d'aller chercher ses infos...ailleurs
Par Daniel Schneidermann
Libération du 5/5/08
C’est une grande enquête, à la une du New York Times du 20 avril. On y voit les visages de neuf experts militaires, parmi les plus connus de la télévision américaine. Et le quotidien révèle leurs liens avec l’administration américaine, et surtout avec des entreprises sous contrat avec le Pentagone.
Bref, le quotidien new-yorkais dévoile, à la une, les ressorts du conditionnement de l’opinion par le lobby militaro-industriel américain. Tout est inédit, dans cette enquête exceptionnelle. Les révélations en elles-même, bien entendu. Mais aussi le fait qu’un des principaux journaux américains a déclenché une investigation de cette ampleur. Imagine-t-on l’équivalent, en France ?
Imagine-t-on, à la une du Monde, les portraits des experts militaires les plus fréquemment invités par France 2 ou LCI, avec dévoilement de leurs liens avec Lagardère, Dassault, la DST ou la DGSE ?
On l’imagine d’autant moins, qu’un exemple vient justement de montrer, au contraire, la puissance des réflexes d’une corporation soudée. Le président d’une des principales radios françaises, Jean-Pierre Elkabbach, (Europe 1), est à l’origine d’un des plus graves crashs journalistiques de ces dernières années. Sur son ordre exprès, sa station de radio vient d’annoncer à l’antenne, en ouverture du journal de 19 heures, la mort de l’animateur de télévision Pascal Sevran.
Une demi-heure plus tard, le présentateur du journal est contraint de s’excuser : Sevran est bien vivant. Mais entre-temps, la nouvelle a été reprise par l’amuseur Laurent Ruquier, sur France 2, qui, citant (à tort) une «dépêche AFP» improvise même en direct un éloge funèbre par les chroniqueurs présents autour de la table, tous atterrés et élogieux sur le défunt, comme il se doit.
Il s’agit donc d’une faute professionnelle majeure, par un responsable de premier plan, portant un grave préjudice à son entreprise, et d’une manière générale à la crédibilité des médias, dont il est une des figures les plus en vue.
Et puis ? Et puis, rien. Sur l’antenne d’Europe 1, l’affaire est étouffée par le «spécialiste médias» maison, Jean-Marc Morandini, qui «interroge» le lendemain le directeur de la rédaction, Benoît Duquesne, sans souffler mot de la responsabilité du grand patron. Dans le Figaro, une brève de quelques lignes (avec la photo de Benoît Duquesne, et non celle d’Elkabbach). Le Monde consacre à l’affaire un court article, Libération une page entière. Sur les antennes des radios concurrentes, pas grand-chose.
Quant à Laurent Ruquier, qui avait promis des explications à ses téléspectateurs après son erreur du premier soir («On a été victimes de quelqu’un qui a lancé une rumeur […]. On va évidemment trouver les responsables de ce genre de plaisanterie»), il lit le lendemain le démenti de l’AFP (visiblement à contrecœur) mais sans donner à ses téléspectateurs l’ombre d’une information sur le «responsable de la plaisanterie».
Si la plupart des médias sont discrets, ils ont une bonne raison technique : l’AFP. L’Agence France Presse n’a consacré aucune dépêche à l’affaire avant le lendemain en fin d’après-midi. L’agence n’a annoncé ni la mort de Sevran sur la foi d’Europe 1 (ce qui relève évidemment d’une très salutaire prudence) ni l’erreur d’Europe 1, après que la nouvelle a été démentie. Elle ne publie ses premières dépêches que pour reprendre les communiqués de la société des rédacteurs d’Europe 1, qui se désolidarisent de l’erreur de leur patron. Cette réserve de l’AFP éclaire d’ailleurs sur la conception agencière de l’information, dans laquelle seules comptent les institutions.
«Une grande radio et une importante émission de télévision annoncent à tort la mort d’une personnalité du spectacle» : ce n’est pas une information. «Les journalistes de cette radio condamnent ce dérapage dans un communiqué officiel» : là, et seulement là, l’affaire devient une information. Et sans AFP, pas d’affaire. D’autant que chacun, par ailleurs, a ses bonnes raisons de se taire. Elkabbach est le patron de Ruquier, qui officie aussi sur Europe 1.
On ne tape pas sur son patron. Elkabbach est le client de l’AFP, à laquelle sa station souscrit des abonnements. On ne tape pas sur son client. Elkabbach est le concurrent des autres radios. On ne tape pas sur son concurrent (de peur qu’il ne vous rende un jour la pareille).
Tout cela n’est ni très grave, ni très nouveau. L’affaire tombe simplement mal pour la crédibilité des médias traditionnels, en proie à la concurrence multiforme d’Internet : quelques jours plus tôt, le même Jean-Pierre Elkabbach venait d’administrer une sévère leçon aux sites et aux blogs, coupables de dire n’importe quoi.
Ainsi, à petites touches, les médias traditionnels apparaissent-ils comme une corporation amateuriste et irresponsable, contraignant presque mécaniquement un public de plus en plus nombreux à aller chercher ailleurs, à tâtons, l’information honnête.
NB
Ce que Schneidermann ne dit pas c'est qu'en plus Elkabach a eu le culot de déplorer officiellement une erreur collective de la rédaction. Il a fallu une réaction véhémente de ladite rédaction pour qu'il mange son chapeau !
Comme disait son meilleur ennemi, l'ineffable Georges Marchais : "Taisez-vous, Elkabach ! "