A-t-on besoin d'un maître pour s'éveiller ?

Publié le 12 octobre 2013 par Anargala

La vie intérieure est la reconnaissance de notre vraie nature, puis l'intégration de cette reconnaissance dans notre vie quotidienne.
Pour cela, a-t-on besoin d'un maître ? A-t-on besoin d'un être humain qui aurait reconnu sa vraie nature et qui aurait mené à sa perfection sa stabilisation ?
Les avis divergent sur la question.
Gilles Farcet vient de publier un ouvrage dans lequel il se raconte Sur la route spirituelle. D'emblée (p.16), il affirme que : 
"La voie est transmise par un maître. On ne peut (sauf exception apparente) cheminer sûrement sur la voie sans y être précisément guidé, et il ne s'agit pas de confondre des expériences momentanées (ouvertures, extases temporaires et autres illuminations) avec l'intégration dont témoigne le maître authentique et à laquelle il se consacre à conduire ses élèves. Si, ultimement, le maître est "intérieur", accéder durablement à cet intérieur supposerait un degré de maturation bien éloigné de la condition commune".
En lisant son ouvrage, on s'aperçoit que le "maître authentique" est Arnaud Desjardins, lequel suivit durant quelques années l'enseignement d'un maître indien, Swami Prajnanpad. Pour étayer sa thèse, il invoque le manque de maturation des hommes. Or, l'homme extérieur est, sans doute, plus ou moins mur. C'est vrai. Mais la voie intérieure, spirituelle, n'est-elle pas justement la voie de l'homme intérieur, lequel est sans âge, parfait, car toujours déjà en contact avec l'absolu, voir estl'absolu lui-même ? Pour le dire autrement, le corps et l'âme sont plus ou moins imparfaits. Mais l'esprit, la fine pointe, la fleur de l'âme, l'Un de l'âme, le Soi, le "je", la cime de notre être, n'est-elle pas parfaite ? 
On pourrait rétorquer que le corps et l'âme peuvent, tant qu'ils ne sont pas prêts, voiler l'esprit, comme une vitre sale empêche la lumière de la traverser. Peut-être. Certes, l'homme extérieur se perd dans les apparences, le langage, l'imagination. Mais notre vraie nature, intérieure, n'est-elle pas plus évidente que ces enveloppes, que ces choses plus ou moins subtiles ? Car enfin, n'est-ce pas du Soi dont il s'agit ? Et pas du Soi au sens jungien, mais du Soi comme conscience. Quoi de plus évident que la conscience ?
Je me suis donc penché sur l'enseignement de Prajnanpad pour comprendre son point de vue. J'étais d'autant plus perplexe que cet homme était présenté comme un représentant de la "non-dualité" et du Vedânta. Il prétend s'appuyer, en particulier, sur un texte non-dualiste immense et très clair, le Yoga Vâsistha. Alors je lis Prajnanpad, tel que traduit et expliqué, entre autres, par son plus ancien disciple occidental, Daniel Roumanoff, auteur d'un savoureux Candide au pays des Gourous
Mais ma perplexité ne fait que grandir. Car Prajnanpad parle de psychanalyse et d'une sorte de sagesse de l'acceptation qui ressemble à s'y méprendre au stoïcisme. Il parle de purification des traces résiduelles (vāsanā, en sanskrit). Il y a bien quelques citations des Upaniads (dont le corpus forme le Vedânta) et du Yoga Vâsistha. Mais sa philosophie n'a rien à voir ! Le Yoga Vâsistha propose une "voie" radicalement différente, fondée sur la réflexion et l'effort personnel (avec ou sans l'aide d'un autre), méditation rationnelle qui mène à la certitude que tout n'est qu'illusion, certitude qui mène à la "fraîcheur intérieure". Le Yoga Vâsistha va jusqu'à consacrer un livre entier (le second) à expliciter l'idée que l'effort doit être personnel. Et multiplie les anecdotes, les légendes, les fables pour nous persuader que seuls nous pouvons être à l'origine de notre salut. Nous sommes à des années-lumière de la doctrine psychologiste de Prajnanpad. Il n'est jamais question de "travailler sur soi", mais de voir que ce "soi" n'est qu'un faux-semblant. On s'y éveille avec des gens qui réfléchissent, qui murissent, certes, en un sens. Mais la différence est la suivante : dans le non-dualisme (advaita) authentique, on s'éveille puis on mûrit. Alors que dans la doctrine de Prajnanpad, on mûrit (on purifie l'inconscient) dans l'espoir de s'éveiller un jour définitivement. Cette doctrine est réfutée, entre cent exemples, par Sureshvara, le plus proche disciple de Shankara, le grand docteur du Vedânta. Dans son commentaire à la Taittirīya Upaniad, il explique en effet qu'il est absurde d'espérer purifier dans le temps d'une vie limitée des traces accumulées depuis des temps infinis. Comment donc une pratique marquée par la finitude pourrait-elle déboucher sur l'infini ? Comment une progression dans l'espace et le temps pourrait-elle mener hors de l'espace et du temps ? Comment l'illusion pourrait elle conduire à la réalité ? Les grands maîtres de la non-dualité n'ont de cesse de combattre la croyance qu'une purification ou une sublimation (par le yoga, les rites, la méditation, le comportement), pourrait déboucher sur l'Eveil. Et il n'est nulle part question, dans leur enseignement, d'un accompagnement par le maître afin d'intégrer quoi que ce soit. La question de l'après-éveil est abordée, mais simplement pour confirmer, encore et encore, à l'individu, que l'individu n'est qu'une construction imaginaire, et que la conscience est la seule réalité. Le plus souvent, l'échange entre l'éveillé et l'éveilleur est bref. Même quand ces individus sont immatures ou démoniaques. Très vite, chacun s'en repart de son côté. La relation durable est plutôt l'exception. Comme dans l'histoire de la reine Cūḍālā, que son roi de mari refuse d'écouter parce qu'elle est une femme...
Tout le livre de Gilles Farcet - sa vie - est donc l'illustration d'une doctrine que les non-dualistes réfutent, et non du non-dualisme. Prajnanpad est un Indien. C'est vrai. Il était sannyâsî. Juste. Mais il n'était pas non-dualiste. Ou alors pas dans un sens traditionnel, ni même dérivé de la tradition. Il était un genre d'ascète freudien, si l'on veut. 
Dans la brève vidéo suivante, Farcet avance un autre argument pour défendre le caractère indispensable du maître : quand on veut apprendre un métier, un instrument de musique par exemple, on va se faire apprenti auprès d'un maître. Pourquoi diable en irait-il autrement dans la spiritualité ?

Mais l'argument ne tient pas (et je passe sur l'anti-occidentalisme primaire et la sempiternelle projection d'un Orient idéalisé à outrance). Car nous somme déjà le Soi. Nous sommes toujours déjà pure conscience, transparente, éternelle, libre de tout mal. Shankara, Abhinavagupta et les autres ne cessent de le répéter : Le Soi est l'expérience pure et simple, et non une expérience particulière. Il est comme l'espace. Il n'est pas un lieu particulier. Chercher le Soi est comme demander "Où est l'espace ?" La voie, c'est voir qu'il n'y a pas de voie. Le seul rôle du maître, si maître il y a, est de pointer ce fait, et non de guider un travail sur soi. Quand on lui demandait si une discipline pouvait apporter la paix à l'esprit, ou l'anéantir, le non-dualiste Jean Klein répondait :
"Un esprit discipliné n'est jamais un esprit libre. Quand vous voulez devenir chanteur d'opéra, cela demande de la discipline. Cette discipline nait de l'amour du chant et de la musique. Mais vous ne pouvez jamais apprendre ce que vous êtes, car profondément, vous êtes ce que vous cherchez. Quand vous êtes vraiment amoureux de quelque chose, alors vous le réaliserez et vous le pratiquerez spontanément. Vu de l'extérieur, on peut prendre ça pour de la discipline, mais ça n'en n'est pas. Quand vous aimez quelque chose et que vous le méditez, vous vous recueillez spontanément" (Open to the Unknown, p. 61).
Le Yoga Vâsistha, qui est soi-disant la source traditionnelle de Prajnanpad, ne dit pas autre chose. 
De plus, la quête de ce maître "parfaitement intégré", image de la maturité humaine consommée, est vaine. Cette recherche, comparable à celle de l'âme sœur, conduit, au pire, à idolâtrer des déséquilibrés ou des escrocs (comme ce Mahesh Yogi, que Farcet vénéra aveuglément durant une dizaine d'année), et, au mieux, à perdre du temps. Le seul maître est ce qui pointe notre vraie nature, directement. Peut importe qu'il soit Indien, Tibétain, humain, animal, martien ou artificiel. Peut importe que ce soit une présence "vivante" ou un texte, ou juste une phrase. Ou même un symbole. Ou un paysage, ou une circonstance. Peu importe.
L'Eveil est le maître, la voie et le but. La conscience qui lit ces lignes est l'Unique Nécessaire. Le reconnaître, encore et encore, est l'unique voie.
Mozart dicte une séquence du Requiem posthume, dans un extrait d'Amadeus, avec la partition. Le travail part de l'intuition, et non l'inverse :