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[critique] la Vie d’Adèle – chapitres 1 & 2

Publié le 12 octobre 2013 par Vance @Great_Wenceslas

Dès le début du film, on se sait chez Kechiche. Adèle prend divers transports en commun pour aller au lycée dans une succession de plans au montage fluide mais elliptique. Le cours porte sur Marivaux, « La vie de Marianne », qui donne ainsi par analogie son titre au film. On sait le cinéaste amoureux de Marivaux, amplement déployé dans L'Esquive, mais c'est ici un amour de la langue et de la transmission d'un savoir qui se fait jour : dans le dernier segment du film, Adèle est devenue institutrice et éduque des enfants, comme elle fut éduquée autrefois. Entre ce point A et ce point B, nul marquage temporel, nul ancrage, juste un flux continu d'images, de scènes et de séquences espacées par des ellipses de parfois plusieurs années que l'on ne mesure qu'après coup. Soit respectivement : Adèle au lycée, Adèle jeune institutrice en maternelle, puis Adèle institutrice en CP.

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Je n'ai aucune envie de revenir sur les polémiques houleuses à propos du tournage, ni même si lirai la BD d'origine - que je n'ai pas eu l'occasion de me procurer. Je ne m'intéresse qu'au film, qu'à ce que l'on voit, et qui nous est projeté. Et c'est magnifique. La photo est superbe, avec des teintes bleues omniprésentes qui rappellent évidemment la fameuse BD. Ce sont des vêtements, des murs, des décors peints, des draps, des éclairages, mais surtout des toiles, celles d'Emma, et ses yeux et cheveux, magnifiques. Le montage et la mise en scène sont d'une virtuosité éblouissante, Kechiche atteignant la quintessence de son style avec ce film. Une grande abondance de gros plans et de très gros plans, souvent captés en mouvement, à l'épaule, dans de longs plans mobiles, presque vivants. Il traque sur le visage de ses interprètes l'émotion, mais surtout la pensée. Constamment on sent le bouillonnement intérieur qui anime Adèle, son désarroi face à la complexité de son identité sexuelle, son amour pour Emma, qui la rend sublime, puis son désespoir et sa solitude. Adèle Exarchopoulos est littéralement sur orbite, absolument sidérante de vérité et de vie du début à la fin. La séquence de rupture est à ce titre un séisme, une apocalypse émotionnelle, une déflagration monumentale, un moment de jeu inouï, intense et déchirant. Kechiche l'emprisonne dans son cadre, guette les larmes, la morve, la salive. Le corps la trahit, la vie palpite à l'écran dans toute sa grandeur et sa douleur.

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C'est dans cet esprit qu'il faut lire les nombreuses séquences de repas. Oui, nous mangeons comme cela, pas toujours proprement, et non ce n'est pas dégradant de le montrer ainsi. Tout au plus remarque-t-on que les gens modestes mangent modestement (spaghetti bolo - unanimement appréciées) tandis que les grands bourgeois sont aux huîtres et aux langoustines (que déteste Adèle). Kechiche filme donc des corps dans ce qu'ils ont de plus humain et de plus vivant. Sécrétions, mais aussi mouvements, interactions. Ce qui m'amène au sujet qui fâche : la pornographie. Théoriquement, qu'y a-t-il de choquant à montrer les relations sexuelles d'un personnage lorsque l'on prétend filmer sa vie ? Rien. Donc le film est émaillé par quelques scènes, aussi crues que plastiques, aussi dérangeantes que stimulantes. La première est un rapport sexuel hétéro, filmé tout aussi "cliniquement" que les suivantes, sauf que ça dure moins longtemps. On voit même un bref instant le pénis en érection de l'acteur. Les deux ou trois autres scènes suivantes sont saphiques et sculpturales. Les corps y deviennent des enchevêtrements de membres, des fesses callipyges, des vulves, des bouches, des cheveux, des doigts. On se pétrit, on se malaxe la chair, on s'embrasse, se lèche, on s'aime et on se fait l'amour, furieusement, fusionnellement, avec acharnement. Les gens retiennent surtout cela du film, pourquoi ? Parce que c'est inhabituel. Mais sur 3h de long métrage, il doit y avoir au maximum 20 minutes de sexe. Ce n'est pas un crime. J'ai toujours milité intellectuellement (c'est à dire dans mes réflexions personnelles) pour une porosité des frontières entre cinéma "traditionnel" et pornographie. Le cinéma peut et doit tout montrer, seule importe la manière. Ici, certes on ne peut s'empêcher de sortir du film quelques instants et de ne voir que deux actrices en train de coucher ensemble devant une caméra. Mais les scènes sont superbes : éclairages, cadrages, montage toujours, les corps ont rarement été saisis dans un moment si crucial avec tant de finesse, de sophistication, de vérité. Et je ne dis pas "tout le monde baise comme ça", pas plus que "toutes les lesbiennes baisent comme ça" : je dis simplement que dans le film, eu égard à la teneur de leur relation et à son intensité, eu égard aussi au discours sur l'art qui nous est fait et à la réflexion sur le nu, ces scènes sont crédibles et réussies, et même nécessaires.

Adèle se découvre, Adèle aime, la passion est ardente mais ne dure qu'un temps. La chute sera violente, insoutenable, et la reconstruction, difficile. Une scène cruelle de retrouvailles prend une tournure malsaine qui me fait songer à quelques mots de Brel : "Laisse-moi devenir l'ombre de ton ombre, l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien". Kechiche filme alors avec lucidité la déchéance du sentiment amoureux lorsqu'il tourne au désespoir et à l'obsession. A cet acte fou, presque ridicule, Emma répond une phrase bouleversante :

« J'aurais toujours pour toi une infinie tendresse. »

Quiconque est resté en couple plusieurs années avec quelqu'un saura ce que pèsent ces mots. Justesse dans le filmage, justesse dans la direction, justesse dans les dialogues. L'expérience serait-elle parfaite ?

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Hé bien non. Malgré tous ces temps forts, malgré la performance hallucinante d'une actrice, malgré les séquences radieuses de complicité entre Emma et Adèle, malgré la mise en scène prodigieuse, la grâce ne perce que par intermittence. Du génie il y en a. Le format est respectable et le film n'est pas trop long - je le trouve même un peu court sur la fin. En revanche il a pour ainsi dire les défauts de ses qualités : un tel scénario exige des moments creux, des scènes moins intenses. Il y a quelques couacs, quelques dialogues qui ne prennent pas (le discours sur l'art est assez calamiteux par moments), quelques idées trop rapidement jetées sur l'écran (la lutte des classes caricaturale, l'absence de la première copine d'Emma, la peinture un peu monolithique du milieu gay). Et puis les ellipses qui se comptent en années ont un revers sur le physique d'Adèle Exarchopoulos, qui, tout aussi géniale soit-elle, ne peut réussir l'exploit d'être aussi crédible en lycéenne (elle l'est) qu'en institutrice en poste depuis des années (elle l'est moins).

Il y a néanmoins une énergie, une radicalité de la forme et du propos qui m'enchantent et me ravissent. Que ce film existe, tel qu'il existe, et peu importe à quel prix il en fut pour qu'il se fît, c'est un bonheur et une nécessité. En prime, j'ai compris l'étrange sous-titre de l'œuvre sur le tard, lors du dernier plan du film. Il y a clairement plusieurs chapitres ici, qui ne sont pas nécessairement explicités par le découpage du métrage. Si d'autres ne sont probablement pas à venir à l'écran, rien ne nous dit qu'ils n'existent pas dans la vie de ce qui s'est créé devant nous trois heures durant : un personnage. Vivant.

Ma note (sur 5) :

4,5


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Titre original

La Vie d’Adèle – chapitres 1 & 2 

Mise en scène 

Abdellatif Kechiche

Date de sortie France 

9 octobre 2013

Scénario 

Abdellatif Kechiche & Ghalya Lacroix d’après l’œuvre de Julie Maroh  

Distribution 

Léa Seydoux & Adèle Exarchopoulos

Musique

 

Photographie

Sofian El Fani

Support & durée

35 mm, 2.35 :1 ; 179 min

 

Synopsis : À 15 ans, Adèle ne se pose pas de question : une fille, ça sort avec des garçons. Sa vie bascule le jour où elle rencontre Emma, une jeune femme aux cheveux bleus, qui lui fait découvrir le désir et lui permettra de s’affirmer en tant que femme et adulte. Face au regard des autres Adèle grandit, se cherche, se perd, se trouve...


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