Mais je suis là, nous sommes là, le canidé, le félidé et moi, toujours assis confortablement sur le canapé, l’un léchant ses coussinets avec mépris, l’autre rongeant son chausson en peau de buffle, et moi mon livre à la main. Comme Confiteor précédemment, lire l’inédit de Ken Kesey (Et quelquefois j'ai comme une grande idée) me prend pas mal de temps. Je vous en parlerai à coup sûr, un tel chef-d’œuvre ne s’oublie pas, mais sa densité et sa masse m’empêchent d’avancer rapidement, sinon je vous aurais déjà bassiné avec ça.
Je n’ai malgré tout pas parlé de toutes mes lectures de la rentrée, loin de là, et pour ça vous pouvez me blâmer, me montrer du doigt, m’interpeller, m’injurier, me bastonner, mais en fait pas trop non plus parce que là ça deviendrait violent, et même si ça vous fait envie, je marque facilement les bleus. Bon, donc, séance de rattrapage, sur qui sur quoi ? Là, en commençant mon article, je ne savais même pas, et puis finalement j’ai décidé de parler de Neige, de Anna Kavan, paru aux éditions Cambourakis il y a peu. Les connaisseurs, les amateurs de romans d’occasion et de bouquinistes me rétorqueront : ouais, ben c’était déjà paru, merci bien, mais vous nous prenez pour des buses là, gourde! Tout à fait, Anna Kavan avait déjà été traduite et éditée en France (La cosmopolite en 75), mais plus disponible depuis un bout de temps, et on doit remercier Cambourakis pour la réédition d’un roman considéré comme réellement important dans le monde littéraire anglo-saxon. Neige, de quoi ça parle ?Neige, enfin, a été écrit en 1967, autant dire au cœur de la Guerre Froide. Anna Kavan est née au début du siècle, a vécu deux guerres, habité plusieurs continents, est une citoyenne du monde touchée de plein fouet par les événements politiques mondiaux. Son œuvre fait écho à ces guerres, à ces pays dévastés qu’elle a visité, aux situations tendues de l’époque entre les pays de l’est et de l’ouest. Voilà le topo, pour cette auteur admirée par Anaïs Nin qui parle de son style de « langage nocturne », et comparée à un grand nombre de grands auteurs anglo-saxons. Pour ma part, j’ai effectivement trouvé son style très sombre, d’un onirisme cauchemardesque, de ceux qui vous laissent glacés jusqu’à la moelle. Ce trio amoureux, destructeur, dans lequel la fille ne semble à première vue n’être qu’un bout de viande que se disputent deux prédateurs, est fascinant. Dans le roman, jamais un nom n’est cité, il y a le narrateur, la fille, et l’autre, et il est parfois difficile de se repérer dans les méandres tortueux de ce trio malheureux. Le point central du roman, c’est à la fois la fille et la guerre… la guerre déclenchée visiblement suite à une bombe nucléaire d’un bloc sur un autre (belle évocation de la Guerre Froide), la guerre entre ces deux hommes pour une femme. Et cette femme, que l’auteur dépeint comme un personnage frêle, à la crinière neigeuse, qui semble se complaire dans le malheur et la douleur suite à une enfance difficile où elle devait se soumettre à l’autorité parentale, un personnage sans réelle consistance, seulement le profil d’une victime, qui se nourrit de la passion brutale de ses bourreaux tout autant qu’elle en souffre, une écorchée vive. C’est un sacré personnage cette femme, que j’ai eu du mal à comprendre, qui m’a parfois agacé, mais obsédant, autant pour les personnages que pour le lecteur qui ne cesse de chercher sa trace lorsque le narrateur en dévie, et qui s’horrifie de ses nombreuses disparitions lorsque la narration du roman s’embarque dans des hallucinations brutales et cruelles. C’est aussi ça, le côté irréel du roman de Kavan, lorsque ses personnages, le narrateur en fait, suit le fil de son histoire et décrit soudain une situation terrifiante, où la mort frappe, où le lecteur ne voit pas d’issue, grimace d’incompréhension et d’horreur, avant de comprendre qu’il ne s’agissait que d’une parenthèse cauchemardesque, que du fruit de l’esprit instable et malade du narrateur, personnage tout aussi troublé que la femme qu’il poursuit de ses assiduités. Un homme de guerre, lui aussi, traumatisé, toujours entre fuite et approche frontale du conflit, incertain de ce qu’il veut, être engagé et patriote ou rêveur et amoureux, un homme bon et un sauveur ou un tortionnaire et un animal sanguinaire. La glace et la neige qui recouvrent leur trace amplifie cet aspect d’irréalité. Selon les voyages qu’effectuent nos personnages, le lecteur- toujours rationnel - essaye de tracer un itinéraire, de reconnaître les endroits dépeints dans le roman, mais tout finit immanquablement par être recouvert du manteau de neige impénétrable de la guerre, destructeur silencieux, qui apporte fin et soulagement. Bien-sûr, si l’on connaît l’addiction à l’héroïne de l’écrivain, la neige prend tout son sens. Anna Kavan est morte d’une crise cardiaque, pour certains d’une overdose, et l’on murmure même qu’un stock capable de fournir une ville entière a été retrouvé chez elle, certainement entreposé là avant son illégalité officielle dans les années 50 aux Etats-Unis. Lire Neige, c’est se perdre dans l’esprit sinueux et mystérieux de l’auteur. J’ai lu qu’on appelait son style le « Urban gothic », un style usité après la seconde guerre mondiale dans le milieu littéraire, et j’ai trouvé que ça définissait effectivement assez bien son œuvre. Ce côté trio amoureux m’a fait penser aux romans gothiques anglais, ses allusions à la Seconde Guerre Mondiale, la Guerre froide, ses descriptions des pays ravagés et en reconstruction de l’après-guerre doit certainement évoquer le côté « Urbain ». Sachez juste, si vous avez l’envie de lire ce roman, que c’est un voyage fantasmagorique, qu’il ne faut pas avoir envie de factuel et de sentiment de réel, parce que tout dans Neige semble nous balader à travers un rêve, parfois féerique, parfois dantesque, et qui dans tous les cas ne laisse pas indifférent. C’est une écriture envoûtante, qui donne l’impression d’être dans le coton, et le lecteur ne sait plus si c’est sa lecture qui est confuse ou si son propre esprit lui joue des tours.
Pour la faire connaitre du grand public, et alors que Neige n’est pas véritablement de la Science-fiction, on lui décerna le prix SF Brian Aldiss en 1967, un an avant sa mort. Son œuvre a surtout connu du succès après sa disparition, et je suis heureuse de voir qu’elle vit encore, à travers des rééditions spontanées d’éditeurs pointus comme Cambourakis, qui flairent les chefs d’œuvre oubliés et le remettent sous nos yeux, là où ils doivent être, et non pas enterrés par les derniers best-sellers. Anna Kavan ne sera pas oubliée, peut-être toujours un peu méconnue, derrière Nin, Woolf, mais pourtant aussi talentueuse.