Le très gros score (31 %) réalisé par Nicolas Sarkozy au premier tour de l'élection présidentielle, il y a un an, avait pu faire croire à la fin des divisions à droite, qui lui valaient depuis un quart de siècle ses défaites lorsque la gauche parvenait à compenser son infériorité structurelle dans l'électorat (1981, 1988, 1997), ou l'impuissance politique lorsque la droite réussissait malgré tout à l'emporter (1986, 1993 et 1995, 2002). Hormis le général de Gaulle, aucun candidat de droite, dans l'histoire de la Ve République, n'avait su faire autant l'unanimité sur son nom.
Les observateurs et commentateurs de droite annonçaient avec soulagement la fin des « trois droites » conceptualisées par l'historien et politologue René Rémond, voyant dans Nicolas Sarkozy l'homme qui avait su, grâce à l'UMP enlevée à son prédécesseur Jacques Chirac, réunir sous son autorité incontestée les courants « orléaniste », « bonapartiste » et « légitimiste » nés de la succession des souverains français entre 1804 et 1870 : Napoléon Ier, les Bourbons Louis XVIII et Charles X, Louis-Philippe d'Orléans, et enfin Napoléon III. Je ne définirai pas ici ces courants archi-connus et dont les noms vieillis sont surtout utilisés par commodité, mais disons que l'orléanisme est à la fois libéral, conservateur, pro-européen, parlementaire et décentralisateur, le légitimisme étant pour sa part réactionnaire, corporatiste et patriarcal. Quant au bonapartisme, dont je ne saurais parler avec une objectivité totale, il est autoritaire, populiste, nationaliste, étatiste, égalitaire et social. Les différences sont donc très marquées entre ces courants de pensée et d'action, ce qui explique, en premier lieu, qu'ils n'aient jamais vraiment pris conscience de leur identité commune, et donc qu'ils n'aient jamais pu se rassembler durablement. Dans ce long article davantage analytique que journalistique, il est possible que le lecteur averti apprenne peu de choses, voire rien du tout. Mais le cheminement historique que je vais m'attacher à analyser est essentiel pour montrer en quoi, aujourd'hui, l'impossibilité de la synthèse des droites par Nicolas Sarkozy est manifeste.
Déjà, la Troisième République avait profité des divisions de la droite, notamment entre les deux branches de la famille royale, pour s'imposer. Ni le général Boulanger, ni Tardieu ne parvinrent à réunifier des forces qui n'avaient en commun que leur opposition à la gauche, laquelle, à l'époque, dominait le mouvement des idées et incarnait le sens de l'histoire. Même le général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958 dans des circonstances exceptionnelles qui ne présageaient en rien de la cohésion du mouvement qui le portait, avait échoué dans sa tentative de réunion des trois droites, si tant est qu'il l'ait jamais vraiment envisagée. Sous sa présidence, réapparaissait l'orléanisme avec le bon score (15 %) de Jean Lecanuet à l'élection présidentielle de 1965. Quatre ans après sa mort, et à la suite de celle de son dauphin Georges Pompidou, c'est un autre héritier de l'orléanisme, Valéry Giscard d'Estaing (VGE), qui battait au premier tour le social-bonapartiste Jacques Chaban-Delmas, grâce à la trahison de Chirac. Par ailleurs, le légitimisme, discrédité par l'expérience de Vichy qui en avait constitué le « retour du refoulé », réapparaissait timidement avec la première candidature d'un homme qui allait bientôt empoisonner la vie politique française, et entraver la droite dans ses luttes électorales : Jean-Marie Le Pen.
Avant l'émergence du Front national comme force majeure du jeu politique, aux municipales de 1983, l'élection présidentielle de 1981 constitue, après 23 ans de monopole du pouvoir, la première des défaites imputables aux divisions de la droite.
Jacques Chirac, Premier ministre impuissant de VGE entre 1974 et 1976, avait déjà lancé un premier avertissement au président en décidant la création du Rassemblement pour la République (RPR) sur les ruines de la défunte Union pour la Défense de la République (UDR), en 1976. Un deuxième, en défiant, puis battant, l'année suivante, le giscardien Michel d'Ornano à l'élection municipale de Paris. Un troisième, en lançant, l'année d'après, depuis l'hôpital de Cochin où il se rétablissait après un accident de la circulation, son fameux Appel dans lequel il dénonçait en l'Union pour la démocratie française (UDF) le « parti de l'étranger », à la veille des élections parlementaires européennes. Lors de l'élection présidentielle de 1981, il allait faire campagne au moins autant contre le président sortant que contre celui qui devait sortir vainqueur du scrutin, François Mitterrand.
Giscard, dans un documentaire télévisé intitulé VGE, les coulisses du pouvoir diffusé en 2002 sur France 3, a même affirmé que le comité de soutien à Jacques Chirac, une fois son candidat battu, appelait à voter pour François Mitterrand dans la perspective du second tour. La droite ne devait pas se relever de cette guerre fratricide, perdant donc en 1981, puis en 1988 avec trois candidats de force équivalente : Jacques Chirac, Raymond Barre et Jean-Marie Le Pen. Le ralliement du second en faveur du premier, et la tentative de récupération du troisième par le premier lors du débat d'entre-deux-tours face à François Mitterrand, ne pouvaient empêcher la confortable réélection de ce dernier. Au surplus, la défaite modérée de la droite aux législatives suivantes laissait un RPR et une UDF dans l'opposition avec des forces d'importance similaire, interdisant un leadership au sein de la droite. Quant au Front national, s'il perdait son groupe parlementaire acquis en 1986 grâce au scrutin proportionnel, il n'en formait pas moins une force de premier plan à présent.
L'échec du socialisme mitterrandien aurait pu permettre à la droite de redevenir maîtresse du jeu après 1993. L'ampleur de sa victoire aux élections législatives, la plus large de la Ve République, a en fait constitué un « cadeau empoisonné ». Jacques Chirac se rappelant l'impopularité que lui avait valu sa présence à Matignon en 1988, il laisse y aller Édouard Balladur, espérant que celui-ci lui restera loyal et fidèle.
Le soutien dont le nouveau Premier ministre a rapidement joui au centre, et dans les élites médiatiques et intellectuelles, devait laisser la place à un nouvel affrontement interne à la droite, que la faiblesse d'une gauche décrédibilisée par le bilan catastrophique de François Mitterrand ne pouvait pas contester réellement, malgré l'excellent score réalisé par Lionel Jospin (23 % au premier tour, 47 au second). Beaucoup d'encre a coulé sur l'opportunité de la décision de Jacques Chirac de dissoudre l'Assemblée nationale, deux ans plus tard. C'est qu'on oublie souvent, dans le débat public, que d'un point de vue strictement constitutionnel, la Ve République est un régime parlementaire, et non présidentiel. Et que la pléthorique majorité élue en 1993, comptant une moitié d'élus UDF, était au moins autant liée à Édouard Balladur qu'à Jacques Chirac. Cinq ans avant la fin de son septennat, Jacques Chirac voyait ainsi dans la dissolution le moyen - risqué, certes - de solder enfin le conflit qui l'avait opposé deux ans plus tôt à son « ami de trente ans ». Et d'avoir ainsi une majorité sans doute plus courte, mais qui lui devrait son existence même.
La défaite de la droite au profit de la « Gauche plurielle » de Lionel Jospin, pourtant, n'a pas résulté des dissensions entre RPR et UDF, chiraquiens et ex-balladuriens, relativement solidaires dans une campagne mal conduite par Alain Juppé, mais du pouvoir de nuisance du Front national. C'est un fait dont le Parti socialiste ne se glorifie guère, bien qu'il soit peu discutable : sa surprenante victoire de 1997 est pour une large part due aux suffrages de l'extrême-droite.
Jean-Marie Le Pen, qui à partir des années 1980 a cessé de se présenter comme étant de droite, a alors repris le vieux slogan poujadiste du « sortez les sortants », appelant donc clairement ses électeurs à voter pour l'opposition, qui rassemblait tout juste une centaine de députés, contre près de cinq cents à la coalition RPR-UDF. On aurait pu penser que cette douloureuse leçon pousserait la droite à la cohésion dès l'élection présidentielle suivante. Seule l'extrême division d'une gauche trop plurielle, pourtant, a permis la réélection de Jacques Chirac, avec le scénario que l'on sait. C'est donc uniquement à partir des législatives de 2002, et de la création de l'UMP avec l'appoint de Démocratie libérale d'Alain Madelin et d'une bonne partie des cadres et des militants de l'UDF, que la droite a réalisé une union relative.
Sa nette majorité à l'Assemblée, et surtout l'effondrement du reste de l'UDF à son profit, plaçait l'UMP en position de force. Avec en outre une gauche démoralisée par le 21 avril 2002, c'est du côté des électeurs de l'extrême-droite que devait se tourner la nouvelle majorité. Nicolas Sarkozy avait-il prévu que le ministère de l'Intérieur lui permettrait, en contestant au Front national le monopole du discours sécuritaire, de prendre le contrôle de l'UMP et de réduire l'étiage électoral de Jean-Marie Le Pen ? Jacques Chirac avait-il pressenti le danger qu'il y avait à laisser celui qui l'avait trahi pour Édouard Balladur en 1995 occuper un ministère aussi sensible ? Cette situation à droite, ajoutée à la nullité idéologique de la gauche, laissait ainsi le champ libre à Nicolas Sarkozy pour élargir l'assise de l'UMP au centre et à l'extrême-droite. L'histoire des empires nous enseigne pourtant que c'est au soir de leur plus grande victoire, de leur plus grande expansion, qu'ils se disloquent et s'effondrent. La nette victoire de Nicolas Sarkozy contre Ségolène Royal, puis de l'UMP aux législatives suivantes, a donné l'impression d'une droite toute-puissante, un thème dont ses adversaires les plus divers se sont saisi pour tenter d'effrayer : de l'omniprésidence à la dérive monarchique, tout y est passé.
L'épreuve du pouvoir a pourtant fait apparaître depuis un an un fossé entre les deux sensibilités dominantes de la majorité présidentielle, que nous qualifierons ici de « libérale » et de « conservatrice », la nomenclature proposée par René Rémond n'étant plus vraiment adaptée. C'est notamment sur la question des travailleurs clandestins, abusivement qualifiés par les associations soi-disant « antiracistes » et les médias de « sans-papiers », que ce fossé est apparu le plus béant. Nicolas Sarkozy, pour « siphonner » les suffrages frontistes comme cela lui a été reproché - par des gens qui devraient se réjouir de l'effondrement de Le Pen -, avait dû tenir un discours très ferme sur l'immigration, notamment illégale, lors de la campagne présidentielle.
La nomination au ministère de l'Immigration de Brice Hortefeux, inspirateur de cette ligne rigoureuse, allait dans ce sens. Mais dès l'entrée en fonction du gouvernement, l'intitulé « Identité nationale » accolé au portefeuille ministériel de Brice Horetefeux a provoqué le malaise de certains ministres, Valérie Pécresse réduisant par exemple cette identité nationale au plus petit dénominateur commun qu'est la « citoyenneté républicaine ». L'affaire des travailleurs clandestins a par la suite fait apparaître la contradiction entre la position intransigeante du candidat Sarkozy sur l'immigration d'une part, et la défense du libéralisme par le président Sarkozy d'autre part. L'immigration clandestine étant utilisée par les patrons français pour faire pression sur les salaires à la baisse, le candidat du patronat que fut Nicolas Sarkozy ne pouvait manquer de se rappeler au bon souvenir des milieux d'affaires qui avaient contribué de façon décisive à son élection, et avec lesquels il a tenu à se montrer en connivence dès son arrivée à la présidence de la République. Au prix du reniement de ses engagements de campagne, mais aussi au mépris des suffrages populaires et conservateurs qui lui avaient permis de passer le premier tour en tête.
En ne parlant plus d'assimilation mais d'intégration, en privilégiant le « cas par cas » à l'expulsion, Nicolas Sarkozy est face à une contradiction presque insoluble, qui est au cœur des nombreuses divisions qui déchirent la droite française depuis que la toponymie politique a imposé les termes de « gauche » et de « droite ». S'il privilégie l'option libérale qui prévaut en matière d'immigration, et qui a la faveur complice de l'extrême-gauche, il s'aliène le peuple et obère considérablement ses chances de réélection et, c'est un postulat personnel, sa capacité à gouverner. S'il privilégie la fermeté, ce qu'il ne semble pas disposé à faire, il disposera d'une majorité plus fragile, s'attirera la foudre des médias qu'il aime tant - mais qui ne lui rendent guère -, devra affronter les critiques, en France et à l'étranger. Mais ne doit-il pas en passer là pour assumer enfin une réelle stature d'homme d'État ? La France, tout simplement, ne doit-elle pas elle aussi en passer par là ?
Roman Bernard