[note de lecture] Lucie Taïeb, "Tout aura brûlé", par Katrine Dupérou

Par Florence Trocmé

Comme s’ouvre la bouche, trois lettres pour laisser une empreinte indélébile. Et ouvrir le bal. Un bal (é)perdu où chacun, ayant pris soin ou pas  de remballer son barda de douleurs et de silences, est rentré en soi. Avec son histoire, ses manques et ses secrets. Mais sur la page un « oui » remonte à la surface, et nous attrape. Il ne nous ne lâchera plus. Un « oui » comme une adresse, une invitation, une attaque. Qui parle ici ? Dès l’ouverture une voix nous prend au colback et ne nous lâchera plus. Une voix aux phrasés multiples. Une voix pour trois.  
Car « ils sont trois et c’est l’image du bonheur / c’est l’équilibre parfait des corps leur emboîtement leur / harmonie / ils sont trois et c’est l’image du bonheur / rappelle-moi ce que j’ai perdu / cet ordre me donne envie de vomir / ils sont trois et c’est l’image du bonheur / le bras du père les épaules de la mère le / corps de l’enfant ils sont / trois ».  
Il en aura fallu deux au départ. Une danse à deux, un seul mène la danse et l’enfant apparaît. Petite poupée gigogne.  Il est là au milieu, au centre de ce qui se creuse comme un caveau familial. Avec des vivants, encore, dedans, qui tentent d’y échapper, chacun à sa manière. Noire. Comme la couverture du livre, bel écrin sombre et élégant, serti d’une linogravure de Sidonie Mangin : trois poupées russes…  
Comment penser les voix de chacun, les laisser apparaître, disparaître, essayer de se parler sinon de s’entendre. Le père destructeur, la mère absente, le fils mal aimé. Dans une langue précise, à la fois crue et délicate, alternant blocs narratifs, fragments et coulées fiévreuses et répétitives de poésie lancinante : dire la douleur, la perte, la souffrance de l’enfance dévastée. Amour, haine, paroles, silence, non-dits, mort, vie. Qui tour à tour engagent une danse macabre vrillée par le désir d’en sortir. Désir-désordre de jeter un pavé à la surface des apparences. Trouer le corps constitué des langues pour y voir sourdre la voix « qui sonne creux », en creux, et continue de parler, en pleins et déliés.  Matière ultime. Poser une voix juste.  
« comme un seul homme, les uns après les autres, sans hésitation aucune, et toi avec eux. L’élan de la foule, j’y échappai cette fois-ci, pour la première fois, et dans le calme le plus grand, après que tous eurent disparu, et dans le calme le plus grand, après que tous eurent disparu, je demeurai, accroupi, sans sommeil, sur la rive de ce lac, à attendre : que ressurgissent à la surface, comme un bois flotté, quelques fragments soudain de nos vies disparues. » 
Comme une ombre et ses multiples nuances portée sur les forêts d’enfance. Calcinées. En dehors de toute tentation eschatologique, pour en faire monter, alchimie poétique, « quant tout aura brûlé » les images d’un temps qui n’existe plus. Ou pas encore.   
"on mélange tous les souvenirs et on fabrique une fiction  qui permet de ne pas se mettre complètement à nu,  mais de vider la douleur un peu, par les mots, on mélange tout, les je et les tu, lui, elle, on mélange les souvenirs et on en invente de faux, pour que surtout le vrai ne soit pas décelable, mais que cela fasse vrai de toute façon, parce qu'il y a un endroit où on ne peut plus tricher, lorsque la voix enfin rencontre des regards, des corps de résonance..." 
Pauser une voix juste. La voix de l’enfance, enfin bercée par la langue. Et le regard bienveillant de tous ceux qui sauront aller à sa « rencontre ». Neuf lettres pour clore. Et regarder la vie devant soi. 
Les linogravures de Sidonie Mangin accompagnent de leurs silhouettes claires-obscures cette marche vers la lumière à la juste distance entre rêves et rugueuses réalités. 
[Katrine Dupérou
A noter que Lucie Taïeb a traduit la poésie tranchante d’Ernst Jandl dans groite et dauche, poèmes, peppermints et autres proses, aux éditions L’Atelier de l’agneau. Travail remarquable et premier recueil en français de l’un des plus grands poètes autrichiens du vingtième siècle. (voir cette note de Bruno Fern
Lucie Taïeb, Tout aura brûlé, Les Inaperçus, 60 pages, 13.50 euros