Comme s’ouvre la bouche,
trois lettres pour laisser une empreinte indélébile. Et ouvrir le bal. Un bal
(é)perdu où chacun, ayant pris soin ou pas
de remballer son barda de douleurs et de silences, est rentré en soi.
Avec son histoire, ses manques et ses secrets. Mais sur la page un
« oui » remonte à la surface, et nous attrape. Il ne nous ne lâchera
plus. Un « oui » comme une adresse, une invitation, une attaque. Qui
parle ici ? Dès l’ouverture une voix nous prend au colback et ne nous
lâchera plus. Une voix aux phrasés multiples. Une voix pour trois.
Car « ils sont trois et c’est l’image du bonheur / c’est l’équilibre
parfait des corps leur emboîtement leur / harmonie / ils sont trois et c’est
l’image du bonheur / rappelle-moi ce que j’ai perdu / cet ordre me donne envie
de vomir / ils sont trois et c’est l’image du bonheur / le bras du père les
épaules de la mère le / corps de l’enfant ils sont / trois ».
Il en aura fallu deux au départ. Une danse à deux, un seul mène la danse et
l’enfant apparaît. Petite poupée gigogne.
Il est là au milieu, au centre de ce qui se creuse comme un caveau
familial. Avec des vivants, encore, dedans, qui tentent d’y échapper, chacun à
sa manière. Noire. Comme la couverture du livre, bel écrin sombre et élégant,
serti d’une linogravure de Sidonie Mangin : trois poupées russes…
Comment penser les voix de chacun, les laisser apparaître, disparaître, essayer
de se parler sinon de s’entendre. Le père destructeur, la mère absente, le fils
mal aimé. Dans une langue précise, à la fois crue et délicate, alternant blocs
narratifs, fragments et coulées fiévreuses et répétitives de poésie
lancinante : dire la douleur, la perte, la souffrance de l’enfance
dévastée. Amour, haine, paroles, silence, non-dits, mort, vie. Qui tour à tour
engagent une danse macabre vrillée par le désir d’en sortir. Désir-désordre de
jeter un pavé à la surface des apparences. Trouer le corps constitué des
langues pour y voir sourdre la voix « qui sonne creux », en creux, et
continue de parler, en pleins et déliés.
Matière ultime. Poser une voix juste.
« comme un seul homme, les uns après les autres, sans hésitation aucune,
et toi avec eux. L’élan de la foule, j’y échappai cette fois-ci, pour la
première fois, et dans le calme le plus grand, après que tous eurent disparu,
et dans le calme le plus grand, après que tous eurent disparu, je demeurai,
accroupi, sans sommeil, sur la rive de ce lac, à attendre : que
ressurgissent à la surface, comme un bois flotté, quelques fragments soudain de
nos vies disparues. »
Comme une ombre et ses multiples nuances portée sur les forêts d’enfance.
Calcinées. En dehors de toute tentation eschatologique, pour en faire monter,
alchimie poétique, « quant tout aura brûlé » les images d’un temps
qui n’existe plus. Ou pas encore.
"on mélange tous les souvenirs et on fabrique une
fiction qui permet de ne pas se mettre
complètement à nu, mais de vider la
douleur un peu, par les mots, on mélange tout, les je et les tu, lui, elle, on
mélange les souvenirs et on en invente de
faux, pour que surtout le vrai ne soit pas décelable, mais que cela fasse vrai
de toute façon, parce qu'il y a un endroit où on ne peut plus tricher, lorsque
la voix enfin rencontre des regards, des corps de résonance..."
Pauser une voix juste. La voix de l’enfance, enfin bercée par la langue. Et le
regard bienveillant de tous ceux qui sauront aller à sa
« rencontre ». Neuf lettres pour clore. Et regarder la vie devant
soi.
Les linogravures de Sidonie Mangin accompagnent de leurs silhouettes
claires-obscures cette marche vers la lumière à la juste distance entre rêves
et rugueuses réalités.
[Katrine Dupérou]
A noter que Lucie Taïeb a traduit la poésie tranchante d’Ernst Jandl dans groite
et dauche, poèmes, peppermints et autres proses, aux éditions
L’Atelier de l’agneau. Travail remarquable et premier recueil en français de
l’un des plus grands poètes autrichiens du vingtième siècle. (voir cette note
de Bruno Fern)
Lucie Taïeb, Tout aura brûlé, Les
Inaperçus, 60 pages, 13.50 euros