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Théâtre(s): Chéreau ou La solitude des champs de coton...

Publié le 11 octobre 2013 par Jean-Emmanuel Ducoin
Comment rendre le choc (et le bonheur absolu) que fut la vision d'une représentation de cette pièce, en 1995?

Théâtre(s): Chéreau ou La solitude des champs de coton...

1995: Patrice Chéreau et Pascal Greggory.

Chéreau. C’était en 1995, au cœur de l’hiver. Le futur bloc-noteur débarquait tout juste de Roissy, valise en main, 
la tête ailleurs, avec cette curieuse impression de ne pas avoir quitté New York. La veille encore, par moins quinze degrés, 
en compagnie d’un ami, nous avions arpenté la 44e Rue en long et en large, avant d’oser pousser la porte de l’Actors Studio munis de notre carte de presse tricolore, tremblant de froid et d’émotion. Il faut dire qu’en ce temps-là nous fréquentions assidûment les arcanes des principaux théâtres de la couronne parisienne. De Chaillot au Français, du TNP aux Amandiers, la passion (vécue comme une forme collective d’initiation personnelle) consistait alors à traquer les moindres gestes des Antoine Vitez, Roger Planchon, Gérard Desarthe ou Dominique Blanc (tant d’autres), à ne rien manquer des productions scéniques, quitte à éteindre les derniers feux de notre formation classique, passant des heures à se disputer la légitimité d’en parler entre nous. Dans cette espèce d’entêtement qui nous lie aux textes et à leurs représentations vivantes, chaque nouvelle mise en scène de Patrice Chéreau se fêtait avant l’heure, dates de rigueur cochées dans le calendrier bien à l’avance ; rien 
au monde, pas même une demi-journée d’avion dans la vue, 
ne nous aurait empêchés de manquer une représentation. 
Voilà comment le chronicœur se retrouva un soir d’hiver à Ivry-sur-Seine, à la Manufacture des œillets, pour assister à l’un des chocs théâtraux de son existence – et c’est peu dire.
Dealer. Chéreau reprenait "Dans la solitude des champs de coton", de Bernard-Marie Koltès, pièce qu’il avait montée en 1987, avec Laurent Malet et Isaac de Bankolé. Une forme d’hommage à l’auteur disparu pour lequel il vouait une véritable passion. 

Pour la seconde fois, Patrice Chéreau jouait en personne le rôle du dealer: lors de la reprise du spectacle en 1989, peu avant la mort de Koltès, le metteur en scène avait en effet remplacé Isaac de Bankolé, retenu par un tournage. Koltès s’en était ému, considérant que le rôle du dealer (l’un des deux personnages de la pièce, avec le client) ne pouvait être tenu que par un comédien noir, afin de rendre visible l’hostilité originelle des deux protagonistes. Koltès se voulait formel : la blancheur de la peau de Chéreau pouvait troubler la clarté des enjeux. Et pourtant. En 1995, dans une nouvelle mise en scène, la rare présence de Chéreau sur les planches faisait événement en elle-même et son prodigieux talent d’acteur honorait mieux que n’importe quel autre l’écriture si intensément dense et exigeante de Koltès. Le dealer-Chéreau déclarait à sa proie potentielle: «Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux la fournir ; (…) j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi.» L’acheteur, c’était Pascal Greggory, lumineux d’incandescence intérieure et de fragilité absolue. Son personnage disait: «Vous n’êtes pas là pour satisfaire des désirs. Car des désirs, j’en avais, ils sont tombés autour de nous, on les a piétinés ; (…) même les faciles, vous n’avez pas de quoi les satisfaire. Vous êtes pauvre, et vous êtes ici non par goût, mais par pauvreté, nécessité et ignorance.» Au milieu des ténèbres, d’un no man’s land sans nom ni futur, loin des hommes, c’était la rencontre surnaturelle d’un dealer et de son client. Les peurs se voyaient, débordaient. Les désirs se devinaient, s’entremêlaient. Le dealer voulait faire cracher le désir du client, qui lui crachait son refus. Attirance et répulsion d’un monde crépusculaire par lequel plus rien ne se mesure ni ne se calcule, sauf la vérité crue d’êtres au bord du dernier précipice en ultime combat pour la dignité. Le dealer comme métaphore poétique? Le client comme métaphore de la réalité?
Vie. De ce spectacle devenu chef-d’œuvre, il y aurait aujourd’hui encore beaucoup à dire et à comprendre. De Koltès grâce à Chéreau ; de Chéreau à travers Koltès. Un conseil : procurez-vous coûte que coûte la captation réalisée par Stéphane Metge intitulée Patrice Chéreau, un atelier à la Manufacture des œillets (1998). Vous verrez l’événement dramaturgique que constituèrent les répétitions Chéreau-Greggory, comme aboutissement et dépassement du théâtre lui-même… Avec Chéreau, la création revenait toujours comme un primat simple. «La seule chose qui compte, c’est raconter une histoire, parce que ça peut contenir le monde, ça peut nous contenir, nous et les problèmes qu’on a à affronter, et la façon dont on est au monde.» Il ajoutait: «De tout ce que j’ai volé, je bâtis mon musée personnel. Je suis receleur.» C’est curieux comme la mort vous ramène toujours à des souvenirs de vie.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 octobre 2013.]

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