En ce moment, sur les écrans de cinéma vous pouvez patienter avec un film publicitaire pour le parfum Shalimar de Guerlain. Cette production suscite un certain intérêt de la part des observateurs, médias, blogueurs, publicitaires. Pourquoi ? Je vous propose une étude sémiologique et iconographique de ce spot afin de comprendre sur quels codes de la représentation est construit ce message. Ces éléments nous donneront un éclairage sur la polémique autour de ce spot.
Le message de dénotation
Concentrons nous en premier lieu sur le message de dénotation. Il s’agit du message littéral émis, épuré de toute signification. Exercice peu naturel et surtout peu intéressant à lire, il est néanmoins nécessaire ici afin de vous montrer comment le sens et la symbolique viennent ensuite se greffer sur ce message non codé*. Dans cette description, les puristes verront que j’ai déjà appliqué un premier filtre de connaissances me permettant de vous rendre la description moins pénible.
Ce film publicitaire s’ouvre sur le regard bleu d’une jeune femme. Le plan suivant sert à situer l’histoire : l’Inde il y a 400 ans.
L’histoire peut commencer. Un vieil homme donne un objet à un homme plus jeune. Cette scène se passe en extérieur, la nuit autour d’un feu. Une importance particulière est donnée à certains éléments : les flammes, les flammèches s’envolant dans la nuit et l’objet précieux au centre de l’échange entre les deux hommes.
Sur le plan suivant, l’homme est vu de dos face à l’immensité d’un paysage montagneux. Le vent souffle.
Ce même vent souffle dans la scène suivante se déroulant en intérieur. Il s’agit d’une pièce dont la vue sur l’extérieur est cachée par une sorte de moucharabieh. Des voiles légers pendus au plafond descendent jusqu’au sol et leur mouvement signifie qu’il y a du vent. Le mobilier est constitué de tables basses octogonales très ouvragées sur lesquelles de nombreux objets tout aussi ouvragés sont posés (vases, lampes, bijoux, etc.) La caméra nous laisse entrevoir une main fine dont la couleur de la peau est pâle. La séquence suivante nous montre une autre main, mais à la peau plus foncée. Il s’agit de celle du jeune homme du début du spot.
La femme semble jeune, aux long cheveux clairs, ses yeux sont bleus et sa peau très pâle. Elle est filmée en intérieur pendant la quasi totalité du spot alors que l’homme est filmé chevauchant sur un cheval blanc en parcourant des paysages grandioses (hautes montagnes, grandes plaines, larges fleuves).
Alors que la jeune femme n’est vêtue que de légers voiles transparents et de bijoux, l’homme est chaudement habillé : pantalon, grand manteau, plusieurs écharpes. Si l’homme est maquillé (yeux soulignés de noir), la femme semble avoir le visage vierge de maquillage.
Un fond sonore rompt le silence, cette musique sera diffusée durant tout le reste du spot. S’ensuit une succession de plans alternant des images de l’homme et de la femme.
Le message est construit sur une alternance entre des scènes en extérieur montrant le voyage de l’homme sur son cheval dans des paysages grandioses et entre des vues de la vie de la jeune femme dans un espace fermé. Cet espace est parfois montré de l’extérieur, il s’agit d’une forteresse installée dans les montagnes.
Cette première partie du spot est assez longue et nous voyons se succéder des paysages différents, mais aussi des personnages secondaires : trois personnages portant des récipients sur leur tête, un vieil homme jouant d’un instrument de musique, etc. Les scènes où apparaît la jeune femme se déroulent dans un palais dont le répertoire décoratif est emprunté à l’Orient.
La deuxième partie de ce film commence lorsque l’homme vient à la rencontre de la jeune femme. Elle sort pour la première fois dehors, traverse un jardin jonché de pétales de roses. Pendant ce temps, il sort le récipient que le vieil homme lui a donné au début pour en vider son contenu dans le lac au pied de la forteresse. De la poudre d’or se déverse de ce récipient.
Les deux personnages s’enlacent longuement, se touchent mais ne s’embrassent pas. L’homme invite la jeune femme à monter dans une barque pour aller au milieu du lac. Elle y va seule pour découvrir qu’un somptueux bâtiment jaillit des eaux.
Le spot ce termine par un écran où apparaît une bouteille de parfum. Un message linguistique nous donne les informations suivantes : Guerlain, la légende de Shalimar.
Le message de connotation
Le message de connotation est la lecture symbolique de l’image. Ici nous allons surtout mettre en évidence la manière dont sont traités les deux personnages principaux.
Ce film est construit sur un parallèle entre ces deux personnages : un homme et une femme.
Mécaniquement, la construction filmique nous impose un parallèle entre l’homme et la femme que ce soit dans les situations vécues, les émotions ou les sensations ressenties grâce à l’alternance des plans les concernant.
Ainsi dès le début, nous voyons d’abord la main de la jeune femme et le plan suivant cadre sur la main du jeune homme. Lorsque le vent souffle et fait bouger le manteau de l’homme, le plan suivant nous montre le vent soulevant les voilages de la chambre de la femme. Lorsque l’homme passe à proximité d’un joueur de cithare, la femme est train de prendre son bain accompagnée de femmes jouant aussi de la musique. Lorsque l’homme est éclaboussé par l’eau d’une rivière, la femme dans son bain fait aussi l’expérience de l’eau sur son corps. Etc.
Cet effet permet de nous montrer qu’ils sont connectés grâce à un lien très puissant les unissant.Cela a aussi pour effet de renforcer la comparaison entre les deux protagonistes. Et c’est sans doute dans ce point précis que la symbolique joue un rôle essentiel.
Comme nous l’avons mis en évidence dans le message de dénotation, l’homme est en extérieur. Il est libre de se déplacer à travers ces grands espaces. la diversité des paysages rencontrés renforce encore plus cette liberté de déplacement. Au contraire, la femme semble être enfermée. Le moucharabieh renforce cette impression d’emprisonnement, brisant la vue sur l’extérieur. Jusqu’à l’arrivée de son bien-aimé, elle n’est jamais montrée en dehors des murs de sa forteresse.
L’‘apparence de chacun des personnages est aussi source de dualité. La femme, sous les traits du mannequin russe Natalia Vodianova, a la peau très claire, les yeux bleus et les cheveux blonds. Ses vêtements sont quasi inexistants. Seul un voilage translucide l’habille ainsi que des bijoux.
La réunion de tous ces éléments convergent vers une symbolique très forte de la pureté virginale. Transparence et pureté la définissent. A l’abri d’une forteresse inaccessible, elle semble protégée des hommes. Aucun ne fait partie de son environnement immédiat, seules des femmes la côtoient. La population uniquement féminine associée à la décoration orientale des lieux sont autant d’indices qui apparentent le lieux à un harem. Cependant cette jeune femme semble être la seule a avoir le statut de princesse à moins qu’il ne s’agisse de la favorite.
La transparence et la pureté magnifiée de la jeune femme contrastent avec les attributs du jeune homme. A contrario, il a la peau mat, les cheveux et les yeux noirs. Seul son cheval est blanc. Nous sommes ici dans une réappropriation de l’imaginaire du conte et du prince sur son cheval blanc. Ici le prince est oriental mais le cheval reste blanc. Vêtements, bijoux, objets et le périple qu’il accomplit sont autant d’élément qui lui confère force et expérience et lui donne le statut de héros. Sa liberté de déplacement associée aux éléments précédents lui donne un statut dominant par rapport à sa bien-aimée qui n’a que son corps, sa pureté et sa beauté à lui offrir.
Sans nous en apercevoir, nous identifions de manière très naturelle ces personnages comme étant une reine ou une princesse et un prince ou un roi. Il faut dire qu’ils en ont tous les deux les attributs : bijoux et position sociale parmi les autres personnages secondaires. Lui, en hauteur sur un cheval, parcourant le monde pour ramener à sa belle un objet précieux. Elle, seule dans son bain alors que d’autres femmes lui jouent de la musique.
Analyse synchronique et contextualisation
Ici Guerlain a voulu rendre hommage à l’un de ses produits phare, le parfum Shalimar. Il fut initialement créé pour rendre hommage à une célèbre princesse indienne : Mumtaz Mahal. Cette princesse est la troisième femme de l’empereur moghol Shâh Jahân et sa favorite. Toutes les sources nous renseignent sur la véritable histoire d’amour entre l’empereur et sa troisième épouse. C’est d’ailleurs pour elle qu’il fera construire un mausolée, l’une des plus belle architecture de l’art moghol, le Taj Mahal. Selon certaines sources, il apparaît, qu’elle le suivait partout et notamment sur les champs de bataille. Elle meurt en donnant naissance à leur 14ème enfant.
Dans ce spot nous retrouvons de nombreuses références à cette histoire. En premier lieu l’amour très fort qui liait l’empereur et sa princesse. La beauté de cette dernière, louée dans plusieurs poèmes moghols est incarnée par la ravissante Natalia Vodianova.
Mais Guerlain prend aussi plus de liberté quant à la relation supposée distante dans les deux amoureux. Ce film publicitaire nous montre une relation distante où la femme est enfermée dans son palace doré. L’attente et la distance servent à magnifier l’amour entre les deux personnages. Elle correspond aussi à l’image de certains contes où la princesse attend d’être délivrée de son donjon par son prince charmant sur son cheval blanc. Cette légende indienne est vue à travers le prisme occidental et machiste de la relation homme-femme. Une relation homme-femme s’ancrant dans l’imaginaire collectif grâce aux contes d’hier et d’aujourd’hui où la femme est passive, fragile, pure et douce et où l’homme est fort, courageux et téméraire.
Pourtant ce schéma a été revu ces dernières décennies. L’imaginaire collectif s’est enrichi de nouvelles figures féminines héroïques. Le monde des séries en a produit un certain nombre : Buffy, Charmed, Alias. Les films animés ont aussi revu certains codes avec Shrek, Rebelle, etc… Cette évolution est bien évidemment en lien direct avec le statut de la femme dans les sociétés occidentales qui tend à se rapprocher de celui de l’homme. Parité, égalité, en théorie comme en pratique, la population féminine occidentale est sensible à l’image que l’on donne de son statut et rejette dans une très large majorité l’image de la femme au foyer moderne ou moyenâgeuse véhiculée par la publicité des années 1960, les contes pour enfant ou les manuels domestiques pour bien servir son époux.
Les codes de représentation de l’homme et de la femme ne s’arrêtent pas à la dualité liberté/enfermement ou actif/passif. Tout ce film est construit sur une série de dualité entre l’homme et la femme. L’aspect physique de deux protagonistes se base aussi sur une série d’opposition sur le fond et la forme.
La femme représentée ici a la peau clair, les cheveux blonds et les yeux bleus, alors que l’homme a la peau mate, les cheveux et les yeux noirs. Si certains voient dans cette typologie un anachronisme et un décalage flagrant avec le mythe originel, ces codes de représentation se rattachent pourtant à une habitude dans l’histoire de l’art remontant à l’Antiquité. Les peintures murales de la Grèce antique représentent les femmes avec un teint de peau toujours plus clair que celui des hommes. Nous retrouvons cette distinction dans l’Egypte ancienne. Le teint pâle de la femme est considéré comme un critère de beauté. Ici, il permet aussi de symboliser la pureté de la jeune femme. La femme est pure, son teint diaphane suggère qu’elle n’a rien à cacher mais aussi qu’elle est vierge de toute expérience contrairement à l’homme dont le teint est usé par l’expérience, ses voyages, le soleil.
Tout est histoire de symbolique.
Dans certaines analyses, le parallèle est fait entre ce couple et celui de Game of Throne formé par Khal Drogo et Daenerys Targaryen. La jeune femme est effectivement blonde alors que l’homme a la peau mate. Mais la comparaison s’arrête sur ces aspects purement formels car la saga de George R. R. Martin donne à la jeune femme tous les atouts d’une héroïne, voyageant à cheval, se constituant une armée au fil de son périple et dont l’autorité et la détermination ferait pâlir tous les héros masculins de la série. On est bien loin de la passivité de l’héroïne de la Légende de Shalimar.
Ces divers éléments nous expliquent en partie le bad buzz créé par ce film publicitaire.
L’image de la femme représentée est d’un autre âge sans pour autant correspondre à la réalité de la légende originelle. La Mumtaz du spot publicitaire est occidentalisée, le couple devient monogame, mais elle perd aussi sa liberté de mouvement.
Les références culturelles à l’Inde sont de l’ordre du décoratif. La scène finale montrant le Taj Mahal sortant des eaux nie la réalité historique et produit du grandiose sans y ajouter le sens nécessaire pour que les effets spéciaux ne soient pas que pure fantaisie. Le spectateur sait qu’il s’agit avant tout d’effets réalisés sur ordinateur à l’aide de logiciel perfectionné et n’est pas impressionné par cette prouesse. En son temps, le téléspectateur visionnant les publicités où J. Séguéla faisait atterrir une 205 sur un sous-marin était bien plus impressionné par la prouesse technique.
Le mythe indien est occidentalisé mais le mélange d’éléments iconiques et symboliques opère un certain trouble dans la compréhension des signes. Si tout concourt à définir le lieu comme un harem, la relation entre les deux personnages principaux nous montre une relation amoureuse unique. La signification est faussée et trouble la compréhension.
D’autre part, l’univers est d’une douceur surréaliste et artificielle, inexistante dans les contes les plus romantiques. Le film nous montre une épopée à travers des paysages sublimes mais où sont les obstacles, les quêtes, les épreuves insurmontables essentiels à toute épopée digne de son nom et qui élèvent le prince en héros ?
Le titre même de ce film, la légende de Shalimar et les moyens visuels considérables pour nous mettre dans l’ambiance ne sont pas en adéquation avec l’histoire racontée qui se résume au voyage d’un beau prince sur son cheval.
Autant d’incohérences qui déroutent le spectateur. Pourtant, ce film répond aux critères esthétiques requis et attendus pour ce genre de production. Mais si la forme est là, le sens lui fait défaut.
* cf. BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, 1964