En tant qu'auteur jeunesse, évidemment, c'est LA question qui agace. Même si le type qui la pose déploie des trésors de tact (ce qui est rarement le cas), on comprend bien l'implication de la question, qui est que la littérature jeunesse est 'moins bien', et qu'il devrait y avoir évolution naturelle vers la littérature adulte si on est un minimum intelligent.
Je vais pas m'auto-saouler à répondre que la littérature jeunesse est une forme littéraire plurimorphe et sophistiquée qui permet d'aborder des thèmes avec une grande liberté, parce que si vous n'avez toujours pas compris que c'est mon avis, relisez mon blog depuis le début, ou alors le fameux speech de Philip Pullman.
Je vais en revanche parler d'un contexte dans lequel cette question est un tout petit peu valable: quand elle est posée à des auteurs plutôt jeunes, qui ont commencé à publier des livres pour enfants quand ils étaient eux-mêmes à peine sortis de l'adolescence, ou même pas.
- Comme Christopher Paolini (© Rafael A. Ribeiro)
Ce n'est pas une suggestion idiote. Oui, peut-être en effet que quelqu'un qui n'est pas tout à fait adulte pour le moment va voir ses centres d'intérêt se modifier, et être pris du désir soudain de parler de ses nouvelles angoisses - de sa libido, de ses problèmes professionnels, de son bonheur matrimonial, de sa crise de la quarantaine et de ses soucis d'incontinence. Etant donné que ces sujets ne fascinent pas particulièrement les enfants, il faudra que les bouquins s'adressent à des adultes.
Dans ce contexte, la question n'est donc pas complètement une attaque littéraro-personnelle. Mais elle reste inutile. Qu'est-ce que je peux te répondre? "Ben j'en sais rien". Si je n'ai pas encore eu l'expérience des trucs dont tu me parles, comment je peux savoir si je vais avoir envie de les translater en roman? Oui, c'est possible que ça arrive. C'est aussi possible que je me prenne de passion pour les setters irlandais au point d'écrire la Grande Encyclopédie de l'Eleveur de Setters. Mais pour l'instant ça ne s'est pas encore fait.
- La couverture de mon futur livre. (©Luis Miguel Bugallo Sánchez)
Il est réductif et incorrect de penser que les gens écrivent seulement sur ce dont ils ont l'expérience. Pire encore, de penser que l'évolution de leurs expériences va 'naturellement' les pousser à écrire des tas de romans sur ce qui leur arrive, comme s'il n'y avait aucun autre moyen d'évacuer la pression. Je peux avoir dix mille raisons de vouloir traiter par la fiction de thèmes liés à l'enfance, et dix mille raisons de ne surtout pas utiliser ce format pour gérer les 'nouvelles expériences' de l'âge adulte.
Il y a une espèce de mystique autour de l'Auteur; on s'imagine que l'écriture est une sorte de processus holistique et compulsif, comme s'il était impossible pour un auteur de maintenir une division entre vie privée et vie professionnelle, d'avoir des expériences indépendantes, des pensées et des préoccupations qui ne se retrouveront jamais dans leurs ouvrages.
Je me méfie des muses et des cadeaux qu'elles apportent. Ca reste des livres, pas des rêves. Ce n'est pas de l'écriture automatique, c'est un travail structuré, modelé aussi par les éditeurs, corrigé par les correcteurs et formaté par le département du marketing. Je ne suis pas le scribe psychotique et incontrôlé de mes moindres expériences, je fais des choix délibérés quant à ce que je veux aborder par la fiction et par d'autres moyens.
Si je commence à écrire 'pour les adultes', et évidemment que ça se pourrait tout à fait, ça ne sera pas parce que je serai soudain possédée par des expériences qui 'demandent' à être écrites. Ce sera parce que j'aurai évalué que certains de mes intérêts peuvent être explorés de cette manière, si et seulement si ce nouveau 'format' m'apporte un enrichissement personnel et de nouvelles perspectives de carrière.