Un dialogue Piketty-Graeber: comment sortir de la dette

Publié le 09 octobre 2013 par Blanchemanche
http://www.mediapart.fr/article/offert/4847e662dddbae6ccd2b405f7641828f
Il existe quatre méthodes principales pour réduire significativement une dette publique : la répudiation, l’impôt sur le capital, l’inflation et l’austérité. Mediapart a organisé une rencontre inédite entre l’économiste Thomas Piketty et l’anthropologue David Graeber.
Dette, 5000 ans d’histoire, de l’anthropologue David Graeber, publié par Les Liens qui libèrent, et Le Capital au XXIe siècle de l’économiste Thomas Piketty, édité au Seuil, constituent sans doute les essais les plus forts, décapants et politiques de cette rentrée. Chacun des deux auteurs recourt à l’histoire longue – trois siècles pour Thomas Piketty et 5000 ans pour David Graeber – pour dresser un saisissant paysage de la manière dont nous sommes arrivés à une situation où l’inégalité entre les hommes et le poids des dettes atteint des sommets insoutenables.
Tous deux s’appuient sur un corpus impressionnant pour proposer des solutions originales : un impôt exceptionnel, progressif et, si possible, mondial, sur le capital et les patrimoines pour Thomas Piketty ; une répudiation des dettes, comme plusieurs sociétés en ont connu au cours des siècles, pour David Graeber.D’où l’envie d’organiser une rencontre entre les deux chercheurs, à l’occasion de la venue à Paris de l’Américain, rencontre centrée sur la question de savoir comment se libérer économiquement, politiquement, mais aussi mentalement, des processus d’endettement et de creusement des inégalités.
Vous semblez tous deux penser que le système économique et financier est en bout de course, et ne pourra pas tenir très longtemps en l’état. Pourriez-vous, chacun, expliquer quelles en sont les principales raisons ?
Thomas Piketty. Je ne suis pas sûr qu’on soit à la veille d’un effondrement du système, du moins d’un point de vue purement économique. Cela dépend beaucoup des réactions politiques et de la capacité des élites à persuader le reste de la population que la situation est acceptable ou non. S’il existe un appareil de conviction très efficace, il n’y a aucune raison que le système ne puisse pas continuer à exister en l’état. Je ne crois donc pas que des forces purement économiques causeront la chute du système.Marx pensait que la baisse tendancielle du taux de profit ferait inéluctablement tomber le système capitaliste. D'une certaine manière, je suis plus pessimiste que lui, puisque même avec un taux de rendement du capital stable, autour de 5 % en moyenne, et une croissance mesurée, les richesses seront de plus en plus concentrées et le poids des héritages du passé toujours plus fort.Mais cela, en soi, ne signifie pas qu’il se produira un effondrement économique. Ma thèse est donc différente de celle de Marx, et aussi de celle de David Graeber. Il se produit certes une explosion de la dette, notamment américaine, que nous observons tous : mais il y a, dans le même temps, une forte augmentation du capital, bien supérieure au montant de la dette.La richesse nette créée est donc positive, puisque la croissance du capital est plus rapide encore que la montée de la dette. Je ne dis pas que c’est nécessairement une bonne chose. Mais il n’y a pas de raison purement économique qui ferait que ce phénomène serait synonyme d'effondrement du système.Mais vous dites bien que le niveau d’inégalités est devenu insupportable ?
T. P. Oui mais, là encore, l’appareil de persuasion, ou de répression, en fonction du pays dont vous parlez, ou la combinaison des deux, peut permettre à une telle situation de durer. Il y a un siècle, en dépit du suffrage universel, les élites des pays industrialisés avaient réussi à refuser toute mise en place d'impôts progressifs. Il a fallu la guerre pour créer un impôt sur le revenu progressif.
David Graeber. Mais l’endettement d’une personne correspond nécessairement à la richesse d’une autre, non ?
T. P. C’est un point intéressant. J’ai adoré votre livre, la seule critique que j’en ferais, c’est que le capital ne se résume pas à la dette. Il est exact que davantage de dettes, qu’elle soit publique ou privée, crée des ressources pour d'autres. Mais vous n'évoquez pas frontalement les différences possibles entre la dette et le capital. Vous faites comme si l’histoire du capital était la même que celle de la dette. Je pense que vous avez raison de dire que la dette joue un rôle beaucoup plus important qu’on ne l’a supposé jusqu’ici. Et, en particulier, dans les contes de fées que racontent les économistes sur l’accumulation du capital, le troc, la création de la monnaie ou l'échange monétaire.La manière dont vous déplacez le regard, en insistant sur les relations de pouvoir et de domination à l’œuvre dans les relations d'endettement, est excellente. Mais le capital est utile en soi. Les inégalités de capital sont un problème, mais pas le capital en lui-même. Et il y a beaucoup plus de capital aujourd’hui qu’auparavant.
D. G.  Je ne veux pas dire que le capital se résume à la dette. Mais qu’on raconte l’inverse à tout le monde, et que c’est notre rôle de remplir les blancs que ce récit laisse sur l’histoire du salariat, du capitalisme industriel, des formes initiales de capital. J’essaie d’élargir le spectre. Pourquoi dites-vous que les ressources augmentent alors même que la dette augmente ?
T. P. La richesse nette a augmenté, c'est-à-dire les ressources telles qu'on peut les calculer, même compte tenu de la dette.
D. G. Il y a donc plus de richesses par tête qu’avant ?
T.P. C’est évident. Prenons les logements. Non seulement il y a plus de logements qu’il y a 50 ou 100 ans, mais, en proportion d’un an de production, il y a beaucoup plus de logements « nets de dette » qu’auparavant. Rapporté à un an de PIB, si vous mesurez le capital national, défini comme tous les revenus engendrés par l’activité économique, et que vous déduisez tout l’endettement des acteurs publics et privés du pays, le ratio a augmenté dans les pays riches depuis 40 ans. C’est un peu moins spectaculaire aux États-Unis qu’en Europe et au Japon, mais il augmente aussi. Les ressources augmentent donc beaucoup plus vite que la dette.D. G. Pour revenir à la question initiale, sur un possible effondrement du système, je pense que les prévisions historiques de ce type sont piégées. Ce qui est sûr, c’est que tous les systèmes ont une fin, et qu’il est très dur de savoir quand cela se produira. Mais nous voyons les signes d’un ralentissement du système capitaliste.Au niveau technologique, on n’a pas le sentiment, comme dans les années 1960 et 1970, de se trouver à la veille de grandes inventions. En termes de visions politiques, on semble loin des grands projets de l'après-guerre, comme la création de l'ONU ou le lancement du programme spatial. Personne n'arrive même à agir sur le dérèglement climatique, qui menace pourtant la viabilité de notre écosystème et de la vie humaine.Ce sentiment d’impuissance vient notamment du fait que, depuis trente ans, les appareils de persuasion ou de coercition, ont été davantage mobilisés pour gagner la guerre idéologique que pour n'importe quoi d'autre, y compris créer les conditions de la viabilité du système capitaliste. Le néolibéralisme a privilégié le politique et l'idéologique sur l’économique. Stratégiquement, cela veut dire qu‘il a préféré tout déployer pour faire croire que le capitalisme est viable à long terme, plutôt que s’atteler à le rendre viable à long terme. Le résultat, c’est une guerre de l’imaginaire, efficace au point que les gens qui se retrouvent avec des boulots de merde pensent que rien d’autre n’est possible.On voit bien que cette hégémonie idéologique atteint ses limites aujourd'hui. Cela signifie-t-il que le système s’effondre ? C’est dur à dire. Mais s’il commençait à s’effondrer, cela ressemblerait à ce que nous voyons. Les systèmes économiques peuvent connaître des changements fondamentaux. Le capitalisme est récent, il est raisonnable d’imaginer qu’il peut devenir quelque chose d’autre.

« Retour à la Mésopotamie »

Le capitalisme est-il en lui-même la source du problème ou peut-il être réformé ?
T. P. Un des points que j'apprécie le plus dans le livre de David Graeber, c’est la continuité qu’il établit entre l’esclavage et la dette publique. La forme la plus extrême de la dette est l’esclavage : vous appartenez pour toujours à quelqu’un d’autre, et vos enfants potentiellement aussi. En principe, l’un des progrès de la civilisation a été de se débarrasser de l’esclavage.Or, nous explique David Graeber, la transmission inter-générationnelle de la dette, qui se faisait avec l'esclavage, a trouvé un mode d'existence moderne, qui est la dette publique et son augmentation, qui permet de transférer l'endettement d'une génération à l'autre. On peut imaginer un cas extrême, avec une quantité infinie de dette publique, qui représenterait non pas un, mais dix ou vingt ans de PIB, et qui reviendrait à faire exister une société complètement esclavagisée, où toute la production, où toute la création de richesses serait affectée à rembourser la dette. Tout le monde serait, par ce biais, esclave d’une minorité de la population, ce qui serait un retour au début de notre histoire.Dans les faits, nous n’en sommes pas encore là. Il y a en effet encore beaucoup de capital à mettre en face de la dette. Mais cette façon de regarder les choses aide à comprendre cette étrange situation, où on culpabilise les endettés, où on nous rabâche que, chacun, nous « possédons » entre 30 000 et 40 000 euros de la dette publique nationale.
C’est particulièrement fou car, encore une fois, nous possédons collectivement plus de ressources que de dettes. Une grande partie de la population possède très peu de capital, puisqu’il est très concentré. Jusqu’au XIXe siècle, 90 % du stock de capital appartenaient à 10 % de la population. Aujourd’hui c’est un peu différent. Aux États-Unis, 73 % du stock de capital appartient aux 10 % les plus riches. C’est quand même un niveau de concentration qui implique que 50 % de la population ne possède que de la dette. Pour cette moitié de la population, la dette publique par tête est donc plus grosse que ce qu’ils possèdent. Mais 50 % de la population « possède » plus de capital que de dettes et il est donc absurde de culpabiliser ainsi les populations pour justifier les politiques d'austérité.
L’annulation de la dette est-elle pour autant la solution, ainsi que l'écrit David Graeber ? Je n’ai rien contre. Mais je suis plus favorable à un impôt progressif sur le patrimoine, avec de forts taux d’imposition en haut de l’échelle. Pourquoi ? La question est de savoir à quoi ressemble le jour d’après. Que faites-vous une fois que la dette est annulée ? C’est quoi le plan ?Annuler la dette, c’est considérer que le dernier créancier, le détenteur en dernier ressort de la dette, est le coupable. Or, le système de transactions financières tel qu'il fonctionne permet aux plus gros acteurs de se débarrasser de leurs titres de dette bien avant l’annulation. Le dernier créancier, du fait du système d’intermédiation, n’est pas forcément très riche. Si vous annulez la dette, il n’est pas sûr que les plus riches y perdent de l’argent.
D. G. Personne ne prétend que l’annulation de la dette est la seule solution. Pour moi, c’est un élément inévitable dans une série de solutions. Je ne crois pas que l’annulation de la dette puisse résoudre tous nos problèmes. Il s'agit davantage d'une rupture conceptuelle. Pour être tout à fait honnête, je crois vraiment que l’effacement massif de la dette va, de toute façon, se produire, d’une façon ou d’une autre.Pour moi, la discussion porte donc davantage sur les modalités de cette annulation : ouvertement, par décision verticale, en protégeant les intérêts des structures existantes ou sous l’impulsion des mouvements sociaux. La plupart des responsables politiques et économiques auxquels j’ai parlé reconnaissent qu’une forme de répudiation de la dette est nécessaire.
T. P. C'est bien mon problème : les banquiers sont d’accord avec vous !D. G. À partir du moment où cet effacement de la dette va se produire, la question est de savoir comment nous prenons possession de ce processus pour qu’il se termine bien. Car, dans l’histoire, il y a de multiples exemples d’effacement de l’endettement qui ont servi à préserver les structures sociales existantes et souvent iniques.Mais cet effacement a aussi, parfois, servi à produire du changement social. Prenez les origines des constitutions athéniennes et romaines, dans les deux cas, il y avait une crise de la dette, et une manière de la régler a été de prendre des réformes politiques structurelles. La république romaine et la démocratie athéniennes sont nées de crise de la dette.En réalité, tous les grands moments de transformation politique sont nés d’une manière ou d’une autre de crises de dette. Pendant la révolution américaine, la répudiation de la dette vis-à-vis de la Grande-Bretagne était l’une des demandes. Je pense que nous sommes devant un moment semblable, qui demande de l'invention politique.
Mais l'effacement n’est pas une solution en soi, puisqu'il en existe historiquement des versions terriblement régressives. Le Boston Consulting Group a ainsi pondu une note intitulée « Retour à la Mésopotamie » sur ce sujet, où ils font tourner des modèles pour voir ce qu’il se passerait en cas d’effacements massifs de dettes. Leur conclusion est que cela créerait de gros troubles économiques, mais que de ne pas le faire en créerait encore plus ! Si vous voulez protéger les structures actuelles de l’économie, il sera nécessaire d'en passer par là. Voilà un exemple typique de réponse réactionnaire à la proposition d’effacement de la dette.Concernant le capitalisme, il m’est difficile de l’imaginer survivant encore plus de cinquante ans, surtout au regard de la question écologique. Lorsqu'on reprochait au mouvement Occupy Wall Street de ne pas formuler de demande concrète, alors qu'on l'avait fait, j'ai lancé, un peu par provocation, l'idée d’annuler la dette et d’instaurer la journée de travail de 4 heures. Ce serait bénéfique écologiquement et répondrait à l’hypertrophie du temps de travail qui veut que nous travaillons beaucoup pour des boulots dont une grande partie ne sert à rien d’autre qu'à occuper les gens.Le mode de production actuel est fondé sur des principes moraux plus qu’économiques. La croissance de la dette, des heures de travail et de la discipline de travail, tout cela semble aller de pair. Si la monnaie est une relation sociale faite de la promesse que chacun accordera la même valeur au billet de banque qu’il a entre les mains, pourquoi ne pas réfléchir au type de promesses que nous souhaitons nous faire, en matière de productivité future et d’engagement dans le travail ? C’est pourquoi je dis que l’abolition de la dette est une rupture conceptuelle. C’est pour nous aider à imaginer d’autres formes de contrat social, qui pourraient être renégociées démocratiquement.

« S'ils n'ont pas peur de l'Irak, il n'y a pas de raison d’avoir peur des Bahamas ou de Jersey »

À vous lire, Thomas Piketty, la répudiation de la dette n'est pas une solution « civilisée ». Qu'entendez-vous par là ?T. P. Parce que les derniers créanciers des dettes ne sont pas nécessairement ceux qu'il faudrait faire payer. Que pensez-vous, David Graeber, de la proposition d’un impôt progressif sur les richesses, qui me paraît être une façon plus civilisée d'aboutir à ce résultat ?J’insiste sur le fait que je suis vraiment très perplexe face au fait que les plus fervents soutiens de l’abolition de la dette, à part vous, sont ceux qui veulent des « haircuts », cette expression employée au FMI et à la Bundesbank, qui revient à dire : les détenteurs de dette publiques ont pris beaucoup de risques, donc maintenant, ils doivent payer. Réduisons de 50 % la valeur de la dette grecque, de 60 % celle de la dette chypriote. Ce n'est pas du tout une solution progressiste !Je suis surpris, excusez-moi, que vous ne preniez pas plus au sérieux la question de quel outil nous doter, de quelles institutions collectives créer, afin de mieux cibler ceux que nous voulons cibler ? Une partie de notre rôle d’intellectuels est de dire quelles institutions collectives nous voulons bâtir. L’impôt en fait partie.D. G. L’impôt progressif me semble typique de l’« ère keynésienne » et de mécanismes redistributifs fondés sur des hypothèses de taux de croissance qui ne semblent plus vraiment soutenables. Ces formes de mécanismes de redistribution s’appuient sur des projections de hausse de productivité, liées aux hausses de salaires qui, historiquement, se sont produites en même temps que la mise en place de politiques fiscales redistributives. Est-ce que ces politiques sont viables dans un contexte de faible croissance ? Avec quels effets sociaux ?
T. P. Une faible croissance rend encore plus désirable ce type d’instruments fiscaux redistributifs. Je ne parle pas seulement du traditionnel impôt sur le revenu ; mais bien d’une taxation progressive de la richesse et du capital. Il y a une quantité de capital que des gens possèdent, net de dette. Si vous imposez un taux d’imposition progressif sur ce capital, pour ceux qui possèdent très peu, le taux d’imposition est négatif, et cela revient donc à effacer une partie de leurs dettes. Il s'agit donc de quelque chose de très différent des politiques keynésiennes d’imposition sur le revenu.
Par ailleurs, la faible croissance rend l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les richesses encore plus désirables car, avec une faible croissance, l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance s’accroît. Durant la plus grande partie de l’histoire humaine, la croissance a été presque nulle, et le taux de rendement du capital était d'environ 5 %. Quand le taux de croissance est d’environ 5 %, comme en Europe après la guerre, l’écart entre les deux est donc faible.Mais quand le taux de croissance est de 1 %, ou même négatif comme dans certains pays européens, l’écart entre les deux taux devient énorme. Ce n'est pas un problème d'un point de vue purement économique, mais c'est en un d'un point de vue social, parce que cela entraîne de grosses concentrations de la richesse. Face à cela, la taxation progressive de la richesse et du patrimoine est utile.
D. G. Mais cet impôt progressif sur le capital ne devrait-il pas être international ?
T. P. Oui bien sûr. Je suis internationaliste, comme vous, je ne pense donc pas que ce soit un point de discussion entre nous.D. G. C’est quand même intéressant car, historiquement, quand vous passez à une ère où le crédit est fort, vous avez en général une forme de mécanisme surplombant qui protège les débiteurs et empêche les créanciers de faire n'importe quoi, quitte à prendre des mesures favorables aux débiteurs. Ces mécanismes qui empêchent les créanciers d'avoir trop d'emprise sur les débiteurs ont pris des formes diverses : une monarchie de droit divin en Mésopotamie, le jubilé biblique, le droit canon au Moyen Âge, le bouddhisme, le confucianisme : en bref, il existait dans ces sociétés un appareil institutionnel et/ou moral qui maintenait une forme de contrôle sur le crédit.Aujourd’hui, nous sommes dans une phase où le crédit est déterminant, mais nous faisons les choses à l’envers. Nous avons déjà des institutions surplombantes, de nature quasi religieuses dans la mesure où le néolibéralisme peut être vu comme une forme de foi, mais, au lieu de protéger les débiteurs contre les créanciers, elles font l’inverse.Depuis trente ans, l'ensemble composé par le FMI, l'OMC, les institutions financières issues de Bretton Woods, les banques d’investissements, les multinationales ou les ONG internationales constitue un système bureaucratique international de taille mondiale qui, contrairement à l’ONU, a les moyens de faire appliquer ses décisions. Puisque toute cette structure a été explicitement mise en place pour défendre les intérêts des financiers et des créanciers, comment serait-il politiquement possible de transformer cet appareil pour qu’il fasse le contraire de ce pour quoi il a été mis en œuvre ?
T. P. Il va falloir convaincre plus de gens, que puis-je vous dire ? ! C’est important de savoir déjà où nous voulons aller. Ce qui m’inquiète, c’est que pour les grandes institutions dont vous parlez, il est beaucoup plus naturel que ce que vous pensez d’annuler la dette. Pourquoi aiment-ils cette expression d’« haircut » ? Parce que vous restez dans le système moral du marché. Le coupable est celui qui possède la dette. Le risque, pour moi, est que les institutions financières aillent dans la direction que vous décrivez.Typiquement, lors de la crise chypriote, alors qu'avait été discuté un projet d’impôt progressif sur les capitaux, avec un peu de progressivité, le FMI et la BCE ont, in fine, décidé de procéder par« haircuts », en faisant le choix d’une taxe égale pour tous.En France, en 1945/46, il y avait une dette publique énorme. Deux outils ont été utilisés. D'abord beaucoup d’inflation, qui est historiquement la principale manière de se débarrasser de la dette, mais qui a réduit le peu que possédaient par exemple les personnes âgées pauvres, qui ont tout perdu. Ce qui fait qu’en 1956, il y a eu un consensus national pour créer une allocation vieillesse, une forme de revenu minimum pour ces retraités qui avaient tout perdu. Les riches n’ont rien perdu du fait de cette inflation. L’inflation ne réduit pas leur richesse, parce qu'ils l’investissent dans le dur, et cela la protège.Ce qui leur a fait perdre de l’argent, c'est un autre mécanisme alors mis en place : un impôt progressif et exceptionnel sur les richesses et le capital, créé en 1945. Or, 70 ans plus tard, le FMI essaie de nous faire croire qu'il est techniquement impossible d’établir un impôt progressif gradué sur le capital. J’ai vraiment peur que ces institutions dont vous parlez n’aient de fortes raisons idéologiques de préférer les « haircuts ».
N’y a-t-il pas un risque d’évasion fiscale ? N’est-il pas plus facile aux possesseurs de capital d’échapper à l’impôt qu’aux effets de l’annulation de la dette ?
T. P. Non, c’est très facile d’échapper aux effets de la répudiation de la dette, comme d’échapper à l’inflation. Les gros portefeuilles ne détiennent pas de titres de dettes et sont constitués de capitaux propres. Est-il possible de lutter contre l’évasion fiscale ? Oui, si on le veut, on le peut. Quand les gouvernements modernes veulent que leurs décisions soient respectées, ils y arrivent.Quand les gouvernements occidentaux veulent envoyer un million de soldats au Koweït pour que le pétrole koweïti ne soit pas annexé par l'Irak, ils le font. S'ils n'ont pas peur de l'Irak, il n'y a pas de raison d’avoir peur des Bahamas ou de Jersey, il faut être sérieux ! Créer un impôt très progressif sur la richesse et le capital ne pose pas de problèmes techniques. C’est une question de volonté politique.