Comment demander aux yeux du corps, ou à ceux de l'esprit, de voir plus qu'ils ne voient ? L'attention peut préciser, éclairer, intensifier : elle ne fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s'y trouvait pas d'abord. Voilà l'objection. – Elle est réfutée, croyons-nous, par l'expérience. Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n'apercevons pas naturellement.
Ce sont les artistes.
À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ?
Henri BERGSON
La pensée et le mouvant
dans Essais et conférences, V,
La perception du changement
Paris, P.U.F., 1969
p. 83
Mardi dernier, dans le cadre d'une trilogie de rencontres que j'ai initiées pour évoquer avec vous, amis visiteurs, la manière dont l'artiste antique avait représenté Tepemânkh assis devant sa table d'offrandes sur le grand bloc de calcaire (E 25408) arrimé ici devant nous au beau milieu de la vitrine 5 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, j'avais attiré votre attention sur sa tenue vestimentaire ou, pour être plus précis, sur son pagne et sa perruque.
Permettez-moi de rappeler au passage que cette scène revêtit, dès l'Ancien Empire et à toutes les époques de l'Histoire égyptienne, une importance rituelle cardinale, à un point tel, vous l'aurez très certainement remarqué si, d'aventure, vous avez déjà pénétré dans l'un quelconque mastaba du plateau de Guizeh ou, à défaut, à l'intérieur d'un musée, qu'elle est parfois reproduite à plusieurs endroits du tombeau, sur ses parois ou sur l'une ou l'autre stèle, dont celle que les égyptologues ont coutume d'appeler "fausse-porte", et toujours avec une quantité de détails si différents qu'il est complètement absurde de penser et d'affirmer que l'artiste des rives du Nil jamais ne se renouvela quatre millénaires durant.
Il me siérait ce matin de poursuivre mes interventions en insistant plus spécifiquement sur les deux gestes posés ici par Tepemânkh.
L'art égyptien, en ce compris un relief tel que celui-ci, constitue indiscutablement le produit d'une réflexion mentale : appréhender une pensée.
J'eus maintes fois déjà l'opportunité d'employer, notamment à propos de Metchetchi, le terme "aspectivité" qui le caractérise - vocable que nous devons à l'égyptologue allemande Emma Brunner-Traut (aspektive) - et qui nous ancre au coeur même de la philosophie des artistes des rives du Nil : ne pas simplement donner à voir ce qu'ils voient, ne pas simplement se contenter d'un seul point de vue mais, tout au contraire, représenter simultanément l'ensemble des aspects qui peuvent utilement informer, faire comprendre l'essence même du sujet proposé.
C'est ce que d'autres savants, après elle, nommèrent à juste titre la "multiplicité des points de vue" : ceux que nous aurions si, l'oeuvre étant en ronde-bosse et, dès lors, s'inscrivant dans l'espace, nous avions toute aisance à en faire le tour ...
Madame Geneviève Pierrat-Bonnefois, Conservateur en chef au présent Département des Antiquités égyptiennes, dans l'article Les principes du dessin égyptien qu'elle publie dans le catalogue de l'exposition L'Art du contour. Le dessin dans l'Égypte ancienne, au Louvre ce printemps dernier, aux Musées royaux d'Art et d'Histoire (M.R.A.H.) de Bruxelles, cet automne, n'exprime rien d'autre quand elle écrit, p. 52 :
Les Égyptiens ne désirent aucunement donner à voir une scène telle que l'oeil la perçoit. Leur but est de ne pas cacher ce qui est essentiel à la scène telle que leur esprit la conçoit et veut la faire revivre.
(Pour la "petite" histoire de l'Art, j'indiquerai
simplement qu'à la Renaissance, les artistes envisagèrent un principe analogue quand ils esquissèrent, sur une même planche, un corps conçu à partir d'angles de vue distincts : souvenons-nous des études anatomiques
d'un Léonard de Vinci, joyaux de la Biblioteca
Reale de Turin.)
La figuration de Tepemânkh constituera le premier exemple que j'avancerai pour corroborer mon propos.
Qu'observez-vous réellement ?
Sa stature tout d'abord comparativement à celle de ses fils lui apportant des offrandes : il s'agit là, je l'ai déjà indiqué, d'exprimer l'idée de puissance, de prévalence. Propriétaire du tombeau, il est le maître, il a autorité sur tous. Cela doit se voir, doit se savoir : il se fait donc représenter en taille dite "héroïque".
Me permettez-vous un détail, nullement anodin, aux fins d'entériner mon assertion ?
Quand d'autres, comme Izi sur le linteau (E 14329) dont nous avions admiré la délicatessesalle16, au premier étage ci-dessus,
hument en leur main gauche un petit balsamaire contenant une huile canonique, Tepemânkh, - premier geste sur lequel il me plairait d'attirer votre attention -, tient en sa main gauche fermée contre sa poitrine un morceau d'étoffe plié que, par facilité, les égyptologues ont pris coutume d'appeler mouchoir
En réalité, il vous faut concevoir cette pièce sous deux aspects distincts qui, en définitive, tendent vers le même but : laisser entendre que le défunt était un courtisan, au sens étymologique, comprenez un homme de cour, attaché au service d'un souverain.
Le premier aspect ressortit au domaine de la langue : la
forme donnée à ce morceau de tissu affecte celle du hiéroglyphe S 29 de la liste de Gardiner
Quant au second, il procède de l'idéologique : la petite pièce est en lin, matière qui symbolisait par excellence la puissance, partant, la richesse de celui qui s'en offrait pour la confection de ses vêtements.
Pars pro toto, diront plus tard les Latins : la partie pour le tout.
Synecdoque, ou métonymie, noterez-vous en français : ce bout d'étoffe dans la main de Tepemânkh constitue une métaphore de la société dans laquelle ce fonctionnaire de cour évolua.
En somme, un tissu de lin pour exprimer un tissu social.
Ou l'image au service de ceux, - la majorité de la population -, qui n'étaient pas à même de lire !
Délaissons ces considérations socio-linguistiques et revenons voulez-vous à notre bas-relief pour nous arrêter maintenant à la représentation du corps de son propriétaire :
un visage vu de droite, ce qui, en fonction de nos conceptions actuelles - celles de Pablo Picasso et de quelques-uns de ses épigones mises à part - eût dû entraîner la même vue de profil pour l'ensemble. Or vous aurez évidemment noté que son oeil droit, mais également ses épaules - à tout le moins la gauche, la seule qui nous soit apparente -, se présentent de face.
Distorsions malheureuses ? Flagrante impéritie dans le chef de l'artiste qui conçut ce tableau ?
Que nenni !
Volonté délibérée de multiplier les points de vue pour faire comprendre l'essentiel : au-delà d'un réalisme corporel dont il ne se soucie pas vraiment, l'artiste égyptien s'ingénie à nous donner à voir l'oeil en entier, un seul d'ailleurs suffisant pour que nous comprenions que Tepemânkh regarde le guéridon ... ou, à tout le moins, ce qui se passe devant lui.
Et le lapicide de procéder de même avec le bras et la main gauches qu'il nous propose également de face : la vue ainsi proposée du petit morceau de lin suffit à nous révéler l'importance qui était à l'époque celle du défunt. Nul besoin d'ajouter quelque mot que ce soit !
Un autre détail doit aussi vous avoir interpellés : considérez sa main droite, celle qu'il tend, ouverte, vers la table d'offrandes. Regardez-la avec insistance ; voyez-la.
Puis, comparez avec la vôtre et, surtout, avec la position qu'y occupe votre pouce.
Tepemânkh, le pauvre, aurait-il donc été affublé de deux mains gauches ?
A moins que - pardonnez-moi le jeu de mots un peu facile ! - l'artiste eût lui aussi deux mains gauches ?
Que nenni !
A nouveau volonté délibérée de multiplier les points de vue pour faire comprendre l'essentiel : au-delà d'une réalité corporelle dont il ne se soucie pas plus que précédemment, l'artiste égyptien s'ingénie à montrer que Tepemânkh - second geste sur lequel je voulais aujourd'hui porter un éclairage particulier - s'apprête à prendre un morceau de pain disposé devant lui, et à indiquer que dans préhension, le pouce constitue un élément obligatoire.
De sorte que s'il avait ici gravé la "vraie" main droite de profil, nous n'aurions pas aperçu ce pouce. Donc, dans l'esprit de l'artiste, nous n'aurions pas saisi ce qu'il souhaitait nous faire comprendre.
Tout simplement.
De la représentation corporelle en guise de support à la réflexion mentale ...
(Baud : 1978, passim ; Cherpion : 1989, 42-54 ; Farout : 2009, 3-22 ; Pierrat-Bonnefois : 2013, 52 ; Ziegler : 1990, 258-61)