Un nouveau radeau de La M(p)édus(a). Le pape a eu raison d’être scandalisé.
La tragédie du 3 octobre 2013 devrait être l’occasion d’une réflexion approfondie sur les valeurs que l’Union Européenne entend réellement promouvoir dans un monde avec de moins en moins de
repères. Il faut mobiliser la communauté internationale, en particulier les pays européens et africains, pour tout faire pour empêcher de prochains drames.
Près de trois cent cinquante victimes (de Somalie et d’Érythrée) dans le naufrage de l’un des nombreux bateaux chargés de conduire
des immigrés africains en terre européenne. En toute illégalité.
Tristesse et colère
Il y a deux réactions qui s’entremêlent à l’écoute de cette terrible actualité : d’abord, une légitime
émotion, légitime mais passagère, celle de la spontanéité, en pensant à ces malheureux ; ensuite, une remarque d’impuissance, de fatalité sur un fond de "on ne peut pas s’occuper de toute la
misère humaine". Avec un "on" si indéfini que cela arrange bien (voir ci-dessous le discours du pape).
En somme, lorsque les sauveteurs auront fini leur éprouvant travail, que les corps auront été enterrés
(où ?), l’actualité passera à autre chose. Et dans quelques mois, un nouveau drame reviendra et le même cycle d’émotion et de fatalisme apparaîtra jusqu’à une nouvelle indifférence.
Pourtant, depuis 1992, c’est à un rythme croissant que ces immigrés arrivent, plusieurs dizaines de milliers
par an, dans des embarcations de fortune, avec environ 25 000 personnes qui auraient péri pendant cette période. En gros, trois morts par jour en moyenne sur ces vingt années, mais le rythme
s’est accéléré et l’an dernier, c’était une moyenne de quatorze noyés par jour. Certes, rien qu’en France, il y a environ onze tués sur la route par jour. Mais ces quatorze immigrés noyés, ils sont à rajouter à ces autres morts. On ne peut pas se
satisfaire d’une simple émotion passagère. Ces noyés ont autan de dignité que les autres êtres humains.
D’ailleurs, même accéléré, ce rythme n’est pas aussi soutenu qu’on pourrait l’imaginer. Dès le 29 septembre
2013 à Rome, José Angel Oropeza, le directeur du Bureau de coordination pour la Méditerranée de l’OIM (Organisation internationale des migrations), tenait à insister : « Aujourd’hui, la migration est Sud-Sud. Les 26 000 personnes arrivées en Italie après la crise libyenne ne représentent que 3% des personnes ayant fui ce
pays durant la crise. ». Les 97% autres ont fui dans d’autres pays africains.
Les nouveaux boat people
Ce sont les nouveaux boat people. Le phénomène avait commencé à la chute de Saigon en 1975 avec cent
cinquante mille réfugiés vietnamiens qui fuirent le régime communiste dans des bateaux très dangereux. Coïncidence ? Le général victorieux, Vo
Nguyen Giap, s’est éteint à 102 ans le lendemain de la (dernière) tragédie de Lampedusa. Cela a continué avec des Haïtiens cherchant à atteindre la Floride.
Aujourd’hui, avec l’Espace de Schengen qui veut que les frontières intérieures de l’Europe soient ouvertes,
les réfugiés africains voient l’intérêt d’atteindre Lampedusa, porte de l’Europe. Lampedusa est une petite île située très près des côtes tunisiennes et libyennes, au large de Malte. Les
révolutions arabes ont eu certes une influence à partir de 2011.
Deux souvenirs…
Ce drame me fait penser à deux "buzz" médiatiques, l’un ancien et l’autre récent.
L’acteur Yves
Montand avait présenté l’émission "Vive la crise" diffusée le 22 février 1984 sur Antenne 2 pour évoquer la crise économique mondiale (déjà) et avait évoqué la menace de nouveaux boat people
qui iraient accoster en masse le sol européen pour chercher un peu de prospérité.
L’autre souvenir fut la phrase maritime très choquante de l’ancienne députée UMP de Seine-et-Marne Chantal
Brunel qui avait lancé le 8 mars 2011 (en pleine journée de la femme) : « Il n’est pas normal que l’on ne rassure pas les Français sur toutes
les populations qui viennent de la Méditerranée. Après tout, remettons-les dans les bateaux ! Le temps n’est plus à la parole mais aux actes et aux décisions. On doit assurer la sécurité en
France et rassurer les Français. ». Désavouée par son parti, ce dernier l’avait quand même investie en
juin 2012 et heureusement, elle a été battue dans sa circonscription.
Le pape François
Car finalement, sans vouloir culpabiliser dans un pays de bisounours, c’est bien le pape François qui a la meilleure réaction. Lui, il parle de honte. Honte car, dans ce type de drame, ce sont nos valeurs qui
sont en danger, celles de l’humanisme et du respect à la personne humaine. Ce n’est pas une question de culpabilité mais de responsabilité.
Ce n’est pas un hasard si la première visite pastorale du nouveau pape François a été pour Lampedusa, le 8
juillet 2013. Heureusement qu’il n’a pas attendu ces trois cents morts pour s’inquiéter du sort de ces fragiles migrants. Son rôle est clairement du côté des plus démunis et contre ceux qui, par
égoïsme ou par lâcheté, préfèrent se fermer les yeux, voire sont vaguement heureux de voir moins d’immigrés clandestins sur le sol européen.
En ce début de l’été, devant plusieurs milliers de migrants et d’habitants, le pape François avait proclamé
dans son homélie : « Immigrés morts en mer, dans ces bateaux qui, au lieu d’être un chemin d’espérance, ont été un chemin de mort. Il y a
quelques semaines, quand j’ai appris cette nouvelle, qui malheureusement s’est répétée tant de fois, ma pensée y est revenue continuellement comme une épine dans le cœur qui apporte de la
souffrance. J’ai alors senti que je devais venir ici aujourd’hui pour prier, pour poser un geste de proximité, mais aussi pour réveiller nos consciences pour que ce qui est arrivé ne se répète
pas. S’il vous plaît, que cela ne se répète pas ! ».
Et il avait insisté sur l’irresponsabilité de tous : « Aujourd’hui aussi, cette question émerge avec force : qui est le responsable du sang de ces frères et sœurs ? Personne ! Nous répondons tous
ainsi : ce n’est pas moi… les autres, mais pas moi. (…) Nous regardons notre frère à moitié mort sur le bord de la route, peut-être pensons-nous "le pauvre" et nous continuons notre route,
ce n’est pas notre affaire, et avec cela, nous nous mettons l’âme en paix. La culture du bien être qui nous amène à penser à nous-mêmes, nous rend insensibles aux cris des autres, nous fait vivre
dans des bulles de savon qui sont belles mais ne sont rien, qui ne sont que l’illusion du futile, du provisoire, qui conduit à l’indifférence envers les autres, et qui conduit même à une
mondialisation de l’indifférence. Nous sommes habitués à la souffrance des autres, cela ne nous concerne pas, ne nous intéresse pas, n’est pas notre affaire !… La mondialisation de
l’indifférence nous rend tous "innommés", des responsables sans nom et sans visage. ».
Mais pour lui, il ne s’agissait pas de culpabiliser les hommes, juste de leur faire prendre conscience que
ces tragédies concernent tout le monde : « Seigneur (…), nous te demandons pardon pour notre indifférence envers nos frères et sœurs. Nous te
demandons pardon pour ceux qui se sont habitués, se sont fermés dans leur bien-être qui entraîne l’anesthésie du cœur. Nous te demandons pardon pour ceux qui, par leurs décisions au niveau
mondial, ont créé des situations qui conduisent à ces drames. ».
Ses mots étaient très forts, ses expressions très incisives : "illusion du futiles", "mondialisation de
l’indifférence", "anesthésie du cœur"… mais aussi "phare pour le monde".
Car le pape est aussi capable de voir la générosité des habitants de Lampedusa qui font tout leur possible
pour secourir les migrants : « Je veux vous remercier une fois encore, vous les Lampédousiens, pour votre exemple d’amour, pour votre exemple de
charité, pour votre exemple d’accueil, que vous donnez, que vous avez donné, que vous donnez encore. (…) Que cet exemple soit un phare pour le monde entier, pour qu’on ait le courage d’accueillir
ceux qui cherchent une vie meilleure. Merci de votre témoignage. Et je veux aussi vous remercier de votre tendresse (…). ».
C’est lors d’un symposium, le 3 octobre 2013, sur le cinquantenaire de l’encyclique "Pacem in Terris" de son
prédécesseur Jean XXIII que le pape François a appris le naufrage de l’embarcation : « En parlant de la paix et de la crise économique mondiale,
symptôme d’un manque de respect envers l’homme, je ne peux pas ne pas penser avec une immense douleur aux nombreuses victimes du énième naufrage. Un seul mot me vient à l’esprit :
honte ! C’est une honte ! (…) Unissons-nous pour que de telles tragédies ne se reproduisent pas ! Seule une véritable collaboration générale peut aider à les
prévenir ! ».
Ne pas en rester à la seule émotion
L’égoïsme engendré par la forte crise économique et sociale a complètement aveuglé ceux qui ne voient plus
l’essentiel, ceux qui ne mettent plus la priorité à leurs valeurs.
Car de quoi s’agit-il ? Il ne s’agit pas ici de parler de politique d’immigration. Il ne s’agit pas de
gloser sur les "Roms" et leur capacité à ou à ne pas s’insérer dans la société française, comme le gouvernement actuel s’évertue à le faire. Il ne
s’agit pas d’avoir une idée théorique des flux migratoires.
Il s’agit juste de parer au plus pressé. D’agir avec urgence. De sauver ces centaines de vies en danger,
souvent dupées par de négociants en chair humaine motivés par l’argent.
Du reste, ce ne sont pas seulement "nos" valeurs mais également la loi internationale. L’article 98 de la
Convention des Nations unies sur le droit de la mer, issue de la résolution 3067 adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 16 novembre 1973 et
entrée en application le 16 novembre 1994, oblige chaque pays à porter assistance aux naufragés, quels qu’ils soient. L’Union Européenne a ratifié cette convention en 1998.
La France brille par la vacuité de sa pensée face à ce drame humain. Pourtant, Lampedusa n’est pas qu’une
affaire italienne, c’est une affaire européenne, et essentiellement française et allemande, puisque la destination finale de ces migrants sont surtout la France et l’Allemagne.
Je parle de vacuité mais ce n’est pas tout à fait exact, car le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault a quand même commencé à se réveiller avec deux jours de retard en proposant timidement, le 5 octobre 2013 à Metz, une discussion au sein de l’Union
Européenne sur le sujet de la gestion des frontières maritimes, sans cependant indiquer une seule solution : « Au-delà du drame, de la tragédie,
il est important que les responsables politiques européens en parlent, et vite, ensemble. (…) C’est à eux de se réunir pour trouver la bonne réponse mais la compassion ne suffit pas. (…) Qui peut
rester insensible ? J’ai été profondément touché, ému par les images que j’ai vues. (…) C’est un drame terrible, qui ne peut que soulever notre compassion, notre solidarité, mais au-delà des
mots, je crois qu’il est important que l’Europe se préoccupe de cette situation particulièrement dramatique. ».
Comment éviter les futurs naufrages ?
Parmi les mesures à prendre, donc, il n’y a pas à tergiverser.
Il y a les mesures d’urgence. C’est une honte de laisser mourir des migrants si on sait qu’ils sont en dérive
et qu’ils vont se noyer. Il faut sauver ces vies comme on sauve toutes les vies en danger sur son sol. Je rappelle, à tout hasard, que ces malheureux sont avant tout des être humains et qu’ils
sont loin d’être des envahisseurs : ils viennent sans arme et sont loin de vouloir "conquérir" la terre de leur destination.
Il y a aussi des mesures de moyen terme. Il faut absolument combattre tous ces marchands de rêves et de morts
qui trafiquent pour affréter ces radeaux de la Méduse. Une activité qui semble très lucrative vu le coût exorbitant que doivent payer les candidats à l’immigration illégale (plusieurs milliers
d’euros qu’ils trouvent principalement en s’endettant) pour une sécurité quasi-nulle. La méthode, ce serait sans doute des conventions avec les pays de départ de ces pitoyables traversées, la
Tunisie, la Libye, peut-être l’Égypte. Interdire le départ de tout bateau qui ne serait pas avec un minimum de normes de sécurité, notamment en terme de contenance humaine. Les navires surchargés
arrivent rarement à destination.
Le président de l’UMP, Jean-François Copé a proposé le 5 octobre 2013 à Paris de réformer en profondeur la Convention de Schengen : « Nous devons sanctionner et même exclure les pays qui ne contrôlent pas les frontières extérieures de l’Europe. ». Ce qui a réagir le Ministre belge
des Affaires étrangères, Didier Reynders sur : « la nécessité d’une politique européenne de l’immigration, globale, solidaire et équilibrée. Le
contrôle des frontières extérieures ne constitue qu’un des éléments de cette politique. ».
Le 1er octobre 2013, Daniela Pompei, experte sur l’immigration au sein de la communauté de
Sant’Egidio, avait prôné la mise en place d’un centre d’accueil européen en Sicile : « L’Europe devrait constituer un réseau continental de
premier accueil dans les lieux de débarquement, et non en Libye ou ailleurs. ».
Mais cela ne réduirait pas le risque des traversées de la Méditerranée et Jean-François Copé l’avait noté
aussi : « Tant que nous laisserons croire à des millions d’hommes et de femmes à travers le monde que l’Europe est un continent ouvert à tous
les flux, que nos frontières sont des passoires, alors il y aura des mafieux pour les exploiter, il y aura des réfugiés prêts à tenter le tout pour le tout pour arriver sur notre
sol. ». Le problème, c’est qu’il n’y a pas besoin de laisser croire pour que les candidats à l’immigration croient.
Vers un horizon plus large, les solution à long terme concernent le développement des pays d’origine. Si
ceux-ci étaient prospères, il y aurait moins de tentations et de tentatives d’émigrer (mais il en resterait encore). C’est un discours très théorique puisque, s’il est possible, avec un effort
des contribuables, d’aider financièrement des pays, il est impossible de remplacer leur propre gouvernance (ou non gouvernance).
L’Italie pourrait aussi imaginer des solutions loufoques comme céder à la Tunisie ou à la Libye l’île de
Lampedusa, lui retirant ainsi tout intérêt pour les migrants, qui iraient cependant s’échouer ailleurs (Chypre, Malte, Grèce, Italie, Espagne).
D’autres enfin imaginent la mise en place d’un couloir humanitaire pour éviter les naufrages, mais ce n’est
pas très réaliste non plus : d’une part, cela encouragerait ces traversées illégales ; d’autre part, les autorités auraient plus de facilité à les stopper à temps, et finalement,
d’autres voies maritimes, plus dangereuses, seraient adoptées. On reviendrait au point de départ.
Monde globalisé aux flux migratoires permanents
Ce qui est important de reconnaître, c’est que le monde est et a toujours été globalisé, à savoir, qu’il y a
toujours eu des flux migratoires. Aujourd’hui, le mouvement est peut-être plus ample : il y a actuellement au moins un milliard de personnes dans le monde qui sont des migrants, dont deux
cent vingt millions internationaux, selon José Angel Oropeza.
On aurait beau vouloir fermer complètement les frontières qu’il y aurait toujours des brèches et de nouveaux
marchands de rêves pour les exploiter. À moins de vouloir vivre dans un pays autarcique, coupé du monde, interdit d’entrer mais aussi de sortir (il en reste encore quelques-uns dans ce monde), il
faut plutôt essayer répondre avec les mêmes valeurs à ces enjeux nouveaux.
Le jour enfin où l’on comprendra que dans tous les cas, quelles que soient les situations difficiles et
complexes, l’homme est avant tout une richesse par lui-même, on pourra revoir le dossier avec à la fois plus d’humanisme mais aussi plus d’efficacité, au lieu de jouer perpétuellement au chat et
à la souris dans un malaise général qui provoque des drames et aussi de la xénophobie.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (7 octobre
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le pape François.
Pendant ce temps, on parle "Roms".
Vive la Crise (22 février 1984).
Le point de vue très proche de Koztoujours sur le sujet (7 octobre 2013).
(Tableaux : le premier est de Danielle Bellefroid et le second, bien plus connu, de Théodore
Géricault).