B.MANDELBROT un des fondateurs de la géométrie fractale et des théories du « chaos », distingue à ce propos deux idées du chaos : un chaos « désordonné » et un « chaos ordonné ».Ce dernier, que Borges utilise comme méthode de ses fictions et sur lequel il réfléchit « ontologiquement »,serait un état intermédiaire, à l'image des fractales, entre l'ordre et le désordre., une absence apparente d'ordre qui cache un ordre sous-jacent. Cet état transitoire se concrétisera chez Borges justement par l'archétype du labyrinthe
« Loué soit l'infini
Labyrinthe des effets et des causes,
Qui, avant de me présenter le miroir
Dans lequel je ne verrai personne ou je verrai un autre,
M'accorde la pure contemplation
D'un langage de l'aube. »
L'idée du chaos rejoint celle d'infini ou plutôt celle de deux infinis. Sans vouloir multiplier les distinctions subtiles, disons qu'on peut distinguer un infini « négatif » ou « potentiel » et un infini « actuel » ou totalité qui ne se réduit pas à l'univers observable,si grand soit il..(c'est le transfini de Cantor).
« La mémoire d'Aboulkassim était un miroir d'intimes lâchetés. Que pouvait-il raconter ? En outre, on exigeait de lui des merveilles et la merveille est peut-être incommunicable ;
la lune du Bengale n'est pas la lune du Yémen, mais on la décrit avec les mêmes mots »
Comme l'écrit Rosset, "c'est le sort le plus général du réel que d'échapper au langage, et le sort le plus général du langage que de manquer le réel"
.Chez Borges, dès lors que l'infini n'est plus présenté comme une totalité rejoignant l'Un - et permettant de ce fait de connaître le monde en soi —, il est ramené à n'être qu'une hyperbole de la multiplicité
Et à ce titre, il contribue, suscitant toujours le même type d'effroi, à mettre en péril la stabilité de notre monde représenté. La seule possibilité reste alors l'itération infinie et l'accumulation infinie. Pire une œuvre parfaitement achevée serait mortelle :le
poète qui réussit à composer la description exhaustive et parfaite d'un palais et qui se confond alors totalement avec le réel, est mis à mort par le roi : « tu m'a volé mon palais ».Pour Umberto Eco, cette ambiguïté fondamentale de la représentation conduit la culture contemporaine à « l'œuvre ouverte »,qu'on trouve par exemple chez Joyce ou Kafka.
« Un texte fondé sur le pouvoir de suggestion vise, lui, directement le monde intérieur du lecteur afin qu'en surgissent des réponses neuves, imprévisibles, des résonances mystérieuses.
« Les phénomènes n'étant plus enchaînés les uns aux autres par un déterminisme de terme à terme, c'est à l'auditeur de se placer volontairement au milieu d'un réseau de relations inépuisables, de choisir pour ainsi dire lui-même ses dimensions d'approche, ses points de repère, son échelle de référence, de tendre à utiliser simultanément le plus grand nombre d'échelles et de dimensions possibles, de dynamiser, de multiplier, d'écarquiller à l'extrême ses instruments de saisie ». Umberto Eco. L'œuvre Ouverte. Seuil.
Je compris, à la dernière page, que mon récit était un symbole de l'homme que je fus pendant que je l'écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet homme et que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte, et ainsi de suite à l'infini.la Quête d'Averroès.Aleph. Gallimard.
Le détective annonce trois autres meurtres à venir puisqu'il y aurait quatre lettres secrètes au nom de dieu et qu'on était en présence surement de meurtres sacrificiels. Cette prévision quant à la survenue de meurtres suivants s'avérant juste, il part seul prévenir le dernier meurtre et tombe dans un guet-apens tendu justement par Scharlach qui avait monté ce piège logique pour venger son frère.
« Vous aussi, vous cherchiez le Nom secret?" demande le détective ligoté "Non -répond le criminel- je cherche quelque chose de plus éphémère et périssable; je cherche Erik Lönnrot. Pour le tuer ». Et d'expliquer qu'il avait tué le rabbin par un hasard malencontreux en se trompant de chambre et lu encore par hasard la phrase fatidique sur la machine à écrire du rabbin. Il avait conçu son piège, lorsqu'il avait lu un entretien du détective cherchant l'assassin dans une secte inspirée de la Kabbale.
L'erreur de Lönnrot, fut de croire qu'il n'est d'événement que nécessaire dans un cosmos ordonné. Il meurt du fait d'avoir appauvri la logique et ignoré la complexité. L'assassin a le dessus car il sait que la nécessité logique n'est qu'interprétation qui fige en fait ce qui seul est advenu par œuvre du hasard, au départ .Le détective pense un cosmos ; l'assassin a le sens du chaos et sait en tirer parti :
[...] il me répétait la maxime des «goim» : Tous les chemins mènent à Rome. La nuit, mon délire se nourrissait de cette métaphore ; je sentais que le monde était un labyrinthe d'où il était impossible de s'enfuir puisque tous les chemins, bien qu'ils fissent semblant d'aller vers le nord ou vers le sud, allaient réellement à Rome, qui était aussi la prison quadrangulaire où agonisait mon frère et la propriété de Triste-leRoy. Au cours de ces nuits-là je jurai sur le dieu à deux faces et sur tous les dieux de la fièvre et des miroirs d'ourdir un labyrinthe autour de l'homme qui avait fait emprisonner mon frère. Je l'ai ourdi et il est solide : les matériaux en sont un hérésiologue mort, une boussole, une secte du XVIIIe siècle, un mot grec, un poignard, les losanges d'une boutique de marchand de couleurs. Lönnrot considéra pour la dernière fois le problème des morts symétriques et périodiques.
– Dans votre labyrinthe, il y a trois lignes de trop –dit-il enfin.– Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés qu'un pur détective peut bien s'y perdre. »La Mort Et La Boussole. Fictions
Alors je vis l'Aleph. J'en arrive maintenant au point essentiel, ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d'écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l'exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent; comment transmettre aux autres l'Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? Les mystiques, dans une situation analogue, prodiguent les emblèmes … Peut-être les dieux ne me refuseraient-ils pas de trouver une image équivalente, mais mon récit serait contaminé de littérature, d'erreur. Par ailleurs, le problème central est insoluble : l'énumération, même partielle, d'un ensemble infini. En cet instant gigantesque, j'ai vu des millions d'actes délectables ou atroces ; aucun ne m'étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c'est ainsi qu'est le langage. J'en dirai cependant quelque chose. .J.L.Borges. Aleph. Gallimard
Cette pensée me donna du courage, puis me plongea dans une espèce de vertige. Sur toute l'étendue de la terre, il existe des formes antiques, des formes incorruptibles et éternelles. N'importe laquelle d'entre elles pouvait être le symbole cherché; une montagne pouvait être la parole du dieu, ou un fleuve, ou l'empire, ou la disposition des astres. Mais, au cours des siècles, les montagnes s'usent et le cours d'un fleuve dévie, et les empires connaissent des changements et des catastrophes, et la figure des astres varie. Jusque dans le firmament, il y a mutation. La montagne et l'étoile sont des individus, et les tenace, de moins vulnérable. Je pensai aux générations des céréales, des herbes, des oiseaux, des hommes. Peut-être la formule était-elle écrite sur mon visage et j'étais moi-même le but de ma recherche. À ce moment, je me souvins que le jaguar était un des attributs du dieu.
Alors la piété emplit mon âme. J'imaginai le premier matin du temps. J'imaginai mon dieu confiant son message à la peau vivante des jaguars qui s'accoupleraient et s'engendreraient sans fin dans les cavernes, dans les plantations, dans les îles, afin que les derniers hommes le reçoivent. J'imaginai ce réseau de tigres, ce brûlant labyrinthe de tigres, répandant l'horreur dans les prés et les troupeaux, pour conserver un dessin. La cellule adjacente contenait un jaguar. Dans ce voisinage j'aperçus la confirmation de ma conjecture et une secrète faveur.
Je passai de longues années à apprendre l'ordre et la disposition des taches. Chaque aveugle journée me consentait un instant de lumière et je pouvais alors fixer dans ma mémoire les formes noires qui marquaient le pelage jaune. Quelques-unes figuraient des points, d'autres formaient des raies transversales sur la face intérieure des pattes ; d'autres, annulaires, se répétaient. Peut-être était-ce un même son ou un même mot. Beaucoup avaient des bords rouges.
Cette quête parait donc dérisoire : un songe effrayant le corrobore où notre prisonnier rêve de grains de sables qui se multiplient à l'infini et l'étouffent.
« Un jour ou une nuit — entre mes jours et mes nuits, quelle différence y a-t-il ? — je rêvai que, sur le sol de ma prison, il y avait un grain de sable. Je m'endormis de nouveau, indifférent. Je rêvai que je m'éveillais et qu'il y avait deux grains de sable. Je me rendormis et je rêvai que les grains de sable étaient trois. Ils se multiplièrent ainsi jusqu'à emplir la prison, et moi, je mourais sous cet hémisphère de sable. Je compris que j'étais en train de rêver, je me réveillai au prix d'un grand effort. Me réveiller fut inutile : le sable m'étouffait. Quelqu'un me dit : « Tu ne t'es pas réveillé à la veille, mais à un songe antérieur. Ce rêve est à l'intérieur d'un autre, et ainsi de suite à l'infini, qui est le nombre des grains de sable. Le chemin que tu devras rebrousser est interminable; tu mourras avant de t'être réveillé réellement. »
Pourtant un espoir va se faire jour : cessant de compter les taches des tigres ou les grains de sable,le prisonnier va assumer son destin : Plus qu'un déchiffreur ou un vengeur, plus qu'un prêtre du dieu, j'étais un prisonnier. De l'infatigable labyrinthe de rêves, je retournai à la dure prison comme à ma demeure»Il n'a pas déchiffré selon lui l'écriture de dieu mais au moins « mais celle du tigre », il entrevoit une roue, elle aussi archétype de l'univers infini. Mais il ne fait que l'entrevoir. Est-ce donc un véritable espoir ?
Dans le Miroir Et Le Masque la recherche de la beauté entraine trois poèmes successifs ; Les deux premiers se révèlent insatisfaisants pour le roi qui les a commandés. Le premier est à l'imitation des anciens pour qui le monde avait un sens, une perfection mais on ne peut plus cerner cette réalité perdue avec nos propres mots. Le second épousait le chaos et correspondait en fait à l'œuvre ouverte d'Eco. Le troisième tenait en un seul mot mais aboutissait au silence et à une fin effrayante et paradoxale : rois et poète l'ont seulement murmuré et le poète se tua de désespoir comme le roi renonça au trône.
– A l'aube, dit le poète, je me suis réveillé en prononçant des mots que d'abord je n'ai pas compris. Ces mots sont un poème. J'ai eu l'impression d'avoir commis un péché, celui peut-être que l'Esprit ne pardonne pas.
– Celui que désormais nous sommes deux à avoir commis, murmura le Roi. Celui d'avoir connu la Beauté, faveur interdite aux hommes. Maintenant il nous faut l'expier. Je t'ai donné un miroir et un masque d'or ; voici mon troisième présent qui sera le dernier. Il lui mit une dague dans la main droite.
Pour ce qui est du poète nous savons qu'il se donna la mort au sortir du palais ; du Roi nous savons qu'il est aujourd'hui un mendiant parcourant les routes de cette Irlande qui fut son royaume, et qu'il n'a jamais redit le poème. »
« II prononça le mot Undr, qui veut dire merveille.
« Je me sentis transporté par le chant de cet homme qui se mourait tandis que dans son chant, dans l'accord qu'il plaquait je voyais mes propres travaux, la jeune esclave qui me fit connaître le premier amour, les hommes que je tuai, les aubes frissonnantes, l'aurore sur les eaux, les courses à force de rames. Je pris la harpe et je chantai une parole différente.
« — C'est bien — articula Thorkelsson et je dus m'approcher pour l'entendre. Tu m'as compris.
« L'archétype qu'une œuvre est censée signaler à l'intérieur d'une tradition n'a finalement de sens que directionnel et se constitue, pour ainsi dire, en retour, à revers.
Borges ne nous convie pas à admettre , le mysticisme ou l'irrationnel, à confesser une foi moins encore ; il déploie son jeu dans une perpétuelle incertitude. Il nous conduit seulment sur cette frontière où nous découvrons que nous pouvons nous ouvrir à d'autres questionnements. Il se refuse à appauvrir l'univers de tout ce dont le songe, la spéculation, l'interrogation peuvent l'enrichir. Il nous restitue le monde par le foisonnement de l'héritage humain riche de tant de rêveries, de pensées, de croyances, de conjectures, et d'une civilisation qui, loin de se borner aux siennes propres, a recueilli dans ses bibliothèques celles des siècles antiques et des pays lointains.
Il nous apprend certes le scepticisme, le relativisme, l'irréligion mais aussi de ne de ne rien exclure dans l'intelligence possible du réel.
« L'œuvre de Borges, redisons-le, est une offre ; c'est une sagesse, jamais une doctrine. Ce qu'elle nous donne à voir, de façon concrète, est cette évasion hors de l'environnement immédiat et de l'univers limité du moi.elle nous redonne à percevoir la solitude du loup, le sacrifice de Judas, l'acte de Chi Hoang Ti, la sphère de Pascal, la fleur de Coleridge, les taches du léopard, la présence des signes, les indices d'un dessein secret : telle est, pour parler à sa manière, la mission méritoire qu'a accomplie — et accomplit encore - - Borges ; telle est l'offre que nous font ses écrits avec la modestie silencieuse des livres, qui ne demandent qu'à être ouverts. . Son offre est de nous arracher mentalement à ces cadres, de nous faire nous aventurer dans le vaste univers dont le reflet réside en nous comme un appel. Et cela dans une œuvre qui est un extraordinaire livre d'images, d'instants, de noms, de dates, de scènes ». François Taillandier. Borges. Une Restitution Du Monde.
.(A SUIVRE)