Vouloir s'inscrire dans le monde suppose en effet que nous en ayons non seulement une perception, une vision, mais également une connaissance. Notre compréhension du monde dépend de l'idée que nous sommes capables de nous en forger. Dans un essai intitulé « Notre Propre Individualisme », Borges pose le problème de cette appréhension du monde de façon binaire. Le monde, nous dit-il, était pour l'Européen un « cosmos » (ce qui est bien ordonné) ; à l'inverse, pour l'Argentin, le monde « serait un chaos ». L'idée de cosmos reste liée à la façon dont les Grecs de l'Antiquité percevaient l'univers : un monde bien organisé autour d'un « principe unique (plus tard ce sera le monothéisme) en qui se rassemble et par qui s'explique la diversité des choses. Chacun y occupe la place qui lui correspond et tout semble y faire sens. L'ordre est la caractéristique fondamentale du cosmos qui appelle la mesure. Ce sont l'ordre et la mesure qui rendent en effet le monde intelligible, qui permettent de s'en forger une idée. Si Borges, à l'inverse, fait référence à son appartenance nationale pour dire que l'idée de cosmos est étrangère aux argentins, c'est peut-être parce que l'Argentine est une terre des confins, que c'est un jeune peuple issue de la découverte du nouveau monde par les européens à une époque de mutation culturelle où justement le cosmos, l'univers fini, faisait place à l'univers infini.
Le monde serait donc un chaos. Ce terme est ambiguë et à ne pas comprendre comme désordre absolu : un désordre absolu ne laisserait aucune place à l'initiative quelconque et équivaudrai paradoxalement à une détermination absolue. Le philosophe Clément Rosset dans le REEL décrit les mouvements erratiques d'un ivrogne, en l'occurrence le personnage D'au-dessous Du Volcan De M.Lowry. L'ivrogne marche sans but précis, sans direction déterminée, d'un pas incertain mais dit Rosset, il « arrive de toute Facon, d'une certaine façon ».on ne peut échapper à la nécessité d'être quelque chose. « Si ce qui existe est essentiellement hasard, il s'ensuit que ce qui existe ne peut être modifié par aucun évènement ».
B.MANDELBROT un des fondateurs de la géométrie fractale et des théories du « chaos », distingue à ce propos deux idées du chaos : un chaos « désordonné » et un « chaos ordonné ».Ce dernier, que Borges utilise comme méthode de ses fictions et sur lequel il réfléchit « ontologiquement »,serait un état intermédiaire, à l'image des fractales, entre l'ordre et le désordre., une absence apparente d'ordre qui cache un ordre sous-jacent. Cet état transitoire se concrétisera chez Borges justement par l'archétype du labyrinthe
« Loué soit l'infini
Labyrinthe des effets et des causes,
Qui, avant de me présenter le miroir
Dans lequel je ne verrai personne ou je verrai un autre,
M'accorde la pure contemplation
D'un langage de l'aube. »
L'idée du chaos rejoint celle d'infini ou plutôt celle de deux infinis. Sans vouloir multiplier les distinctions subtiles, disons qu'on peut distinguer un infini « négatif » ou « potentiel » et un infini « actuel » ou totalité qui ne se réduit pas à l'univers observable,si grand soit il..(c'est le transfini de Cantor). Le premier, de nature pourtant finie, renvoie à des limites et une immensité incommensurables avec notre finitude. Telle serait la Bibliothèque de Babel, en elle-même finie, mais dont la puissance calculable de ses combinaisons possibles serait en fait supérieure au nombre total d'atome de l'univers. Cet infini correspond aux difficultés de la représentation, voire à son impossibilité. A chaque tentative de représentation du monde et de son ordre sous-jacent, l'augmentation de la complexité peut donnerait une augmentation à l'infini du désordre apparent ». La description du réel est, en effet, impossible. Il restera toujours une différence entre l'objet décrit et le texte décrivant:
« La mémoire d'Aboulkassim était un miroir d'intimes lâchetés. Que pouvait-il raconter ? En outre, on exigeait de lui des merveilles et la merveille est peut-être incommunicable ;
la lune du Bengale n'est pas la lune du Yémen, mais on la décrit avec les mêmes mots »
Comme l'écrit Rosset, "c'est le sort le plus général du réel que d'échapper au langage, et le sort le plus général du langage que de manquer le réel"
.Chez Borges, dès lors que l'infini n'est plus présenté comme une totalité rejoignant l'Un - et permettant de ce fait de connaître le monde en soi —, il est ramené à n'être qu'une hyperbole de la multiplicité
Et à ce titre, il contribue, suscitant toujours le même type d'effroi, à mettre en péril la stabilité de notre monde représenté. La seule possibilité reste alors l'itération infinie et l'accumulation infinie. Pire une œuvre parfaitement achevée serait mortelle :le
poète qui réussit à composer la description exhaustive et parfaite d'un palais et qui se confond alors totalement avec le réel, est mis à mort par le roi : « tu m'a volé mon palais ».Pour Umberto Eco, cette ambiguïté fondamentale de la représentation conduit la culture contemporaine à « l'œuvre ouverte »,qu'on trouve par exemple chez Joyce ou Kafka.
« Un texte fondé sur le pouvoir de suggestion vise, lui, directement le monde intérieur du lecteur afin qu'en surgissent des réponses neuves, imprévisibles, des résonances mystérieuses. Une grande part de la production littéraire contemporaine est / basée sur cette utilisation du symbole comme expression de l'indéfini, ouverte à des réactions et à des interprétations toujours nouvelles Ainsi l'œuvre de Kafka apparaît-elle comme le type même de l'œuvre « ouverte » : procès, château, attente, condamnation, maladie, métamorphose, torture ne doivent pas être pris dans leur signification littérale. Et chez Kafka, contrairement à ce qui se passe dans les constructions allégoriques du Moyen Age, les sens sous-jacents demeurent polyvalents : ils ne sont garantis par aucune encyclopédie, et ne reposent sur aucun ordre du monde. Les interprétations existentialiste, théologique, clinique, psychanalytique des symboles kafkaïens n'épuisent chacune qu'une partie des possibilités de l'œuvre. Celle-ci demeure inépuisable et ouverte parce qu'ambiguë. Elle substitue à un monde ordonné selon des lois universellement reconnues, un monde privé de centres d'orientation, soumis à une perpétuelle remise en question des valeurs et des certitudes. ..
« Les phénomènes n'étant plus enchaînés les uns aux autres par un déterminisme de terme à terme, c'est à l'auditeur de se placer volontairement au milieu d'un réseau de relations inépuisables, de choisir pour ainsi dire lui-même ses dimensions d'approche, ses points de repère, son échelle de référence, de tendre à utiliser simultanément le plus grand nombre d'échelles et de dimensions possibles, de dynamiser, de multiplier, d'écarquiller à l'extrême ses instruments de saisie ». Umberto Eco. L'œuvre Ouverte. Seuil.
Borges a médité sur les paradoxes logiques de Zénon d'Elée pour qui une flèche n'atteindra jamais son but devant parcourir auparavant l'infinité des points d'une ligne de même que pour la même raison,Achille n'atteindra jamais une tortue. Les apories de Zenon expriment le fait que le monde ne nous est pas totalement intelligible. Zénon place en relation de contradiction d'un côté notre approche empirique du monde, liée à nos perceptions et à nos sens, qui nous dit que le mouvement existe, et de l'autre côté notre approche théorique et intellectuelle de ce dernier qui aboutit à des apories.
Je compris, à la dernière page, que mon récit était un symbole de l'homme que je fus pendant que je l'écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet homme et que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte, et ainsi de suite à l'infini.la Quête d'Averroès.Aleph. Gallimard.
« Nous sommes sans doute pris chacun en une course dont les pas se divisent et, comme pour un opéra, rencontrent un autre décor sous toute nouvelle enjambée, avec d'autres possibilités, d'autres directions pour peu qu'on y prête attention. Tous les événements s'inscrivent en un monde singulier, empli d'une agrégation vertigineuse de gestes éventuels et pour ainsi dire inépuisables. Le jeu, tel que le conçoit Borges, court en fait le risque de décisions multiples. Tout ce qui nous paraît incontestable n'est, en vérité, qu'une allure fragile qui devait éponger des concurrences redoutables. Mais si le temps est infiniment subdivisible, si sous chacun de mes actes se colle un nombre astronomique de gestes décalés, ne faut-il pas qu'un temps de cette sorte contienne tout ce qui peut se faire, tout ce qui peut se penser et se réaliser un jour? Dans un temps infiniment subdivisible, dans ce temps affolé qu'expérimente «La loterie à Babylone», il devient nécessaire que, en dessous de toute situation, se tienne un ensemble inépuisable de mondes comparable à la neige qui adhère à nos semelles, de plus en plus lourde en fonction de notre progression. La formule de ce qui arrivera, comme de ce qui est arrivé, est déjà là, tapie dans cette neige, inscrite dans ce réseau d'empreintes, accomplie de manière seulement virtuelle à l'intérieur de l'énorme machine abstraite qui pétrit le cosmos. Même si j'ai l'idée d'une autre vie pour moi, comparable à une biographie ou un roman inédit, ce dernier sera déjà contenu dans la fourmilière des traces probables qui se jouent entre tous les pas. ribambelles de démarches, des poussières d'intersections se recoupent dans l'infinité des combinaisons qu'offre un temps ramifié. Et elles ne cessent de coller à nos trousses. Ce n'est pas seulement mon histoire qui existe dans l'immense machinerie des événements ventilés par le cosmos, mais toutes celles auxquelles on pourra songer à mon égard, même celles que je serais susceptible d'écrire au titre d'une biographie imaginaire. L'univers se confond finalement avec la loterie à Babylone. Il contient, dans sa combinatoire, cette machination de vies incroyablement divergentes qui me définissent ». Jean-Clet Martin Op.Cité
Pastiche de la Lettre De Volée de Poe, et du personnage d'auguste Dupin, la nouvelle « policière », la Mort et la Boussole, présente un détective Lönnrot, qui s'appuie sur la déduction logique et non sur l'empirisme du terrain.(négligeant dans l'histoire, la possibilité d'une mise en scène et un suspect possible le chef de bande, Red Scharlach, ) Confronté à des crimes en série ,il les prévoit à partir du second, considérant que le premier meurtre fut celui d'un rabbin et qu'il était assorti d'un graffiti talmudique énigmatique : « la première lette du nom a été articulée ».
Le détective annonce trois autres meurtres à venir puisqu'il y aurait quatre lettres secrètes au nom de dieu et qu'on était en présence surement de meurtres sacrificiels. Cette prévision quant à la survenue de meurtres suivants s'avérant juste, il part seul prévenir le dernier meurtre et tombe dans un guet-apens tendu justement par Scharlach qui avait monté ce piège logique pour venger son frère.
« Vous aussi, vous cherchiez le Nom secret?" demande le détective ligoté "Non -répond le criminel- je cherche quelque chose de plus éphémère et périssable; je cherche Erik Lönnrot. Pour le tuer ». Et d'expliquer qu'il avait tué le rabbin par un hasard malencontreux en se trompant de chambre et lu encore par hasard la phrase fatidique sur la machine à écrire du rabbin. Il avait conçu son piège, lorsqu'il avait lu un entretien du détective cherchant l'assassin dans une secte inspirée de la Kabbale.
L'erreur de Lönnrot, fut de croire qu'il n'est d'événement que nécessaire dans un cosmos ordonné. Il meurt du fait d'avoir appauvri la logique et ignoré la complexité. L'assassin a le dessus car il sait que la nécessité logique n'est qu'interprétation qui fige en fait ce qui seul est advenu par œuvre du hasard, au départ .Le détective pense un cosmos ; l'assassin a le sens du chaos et sait en tirer parti :
[...] il me répétait la maxime des «goim» : Tous les chemins mènent à Rome. La nuit, mon délire se nourrissait de cette métaphore ; je sentais que le monde était un labyrinthe d'où il était impossible de s'enfuir puisque tous les chemins, bien qu'ils fissent semblant d'aller vers le nord ou vers le sud, allaient réellement à Rome, qui était aussi la prison quadrangulaire où agonisait mon frère et la propriété de Triste-leRoy. Au cours de ces nuits-là je jurai sur le dieu à deux faces et sur tous les dieux de la fièvre et des miroirs d'ourdir un labyrinthe autour de l'homme qui avait fait emprisonner mon frère. Je l'ai ourdi et il est solide : les matériaux en sont un hérésiologue mort, une boussole, une secte du XVIIIe siècle, un mot grec, un poignard, les losanges d'une boutique de marchand de couleurs. Lönnrot considéra pour la dernière fois le problème des morts symétriques et périodiques.
– Dans votre labyrinthe, il y a trois lignes de trop –dit-il enfin.– Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés qu'un pur détective peut bien s'y perdre. »La Mort Et La Boussole. Fictions
Mais ne sommes-nous voués qu'à une totalisation toujours recommencée, une quête inépuisable du centre d'un labyrinthe qui n'existe pas, une attente indéfinie à l'instar de L'homme Devant La Loi ou de L'arpenteur du Château de Kafka. Ne confondons nous pas le fini, trop grand pour notre finitude ,avec l'infini réel, celui caractérisé par l'isomorphisme du tout et des parties à l'instar des cotes fractales .Si par une aventure merveilleuse, on percevait L'Aleph, la sphère infiniment petite qui contiendrait l'infiniment grand, l'inconcevable univers, et qui pourtant donne sens à tout ,comment rendre cette vision par le langage :le narrateur(Borges ?) enfermé dans une cave sombre a la vision(je « vis » est répété à chaque phrase) de cette sphère et accumulera les lignes de description. Au final, il appellera pourtant l'oubli salvateur pour le guérir de trouver le monde désormais bien fade.
Alors je vis l'Aleph. J'en arrive maintenant au point essentiel, ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d'écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l'exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent; comment transmettre aux autres l'Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ? Les mystiques, dans une situation analogue, prodiguent les emblèmes … Peut-être les dieux ne me refuseraient-ils pas de trouver une image équivalente, mais mon récit serait contaminé de littérature, d'erreur. Par ailleurs, le problème central est insoluble : l'énumération, même partielle, d'un ensemble infini. En cet instant gigantesque, j'ai vu des millions d'actes délectables ou atroces ; aucun ne m'étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c'est ainsi qu'est le langage. J'en dirai cependant quelque chose. .J.L.Borges. Aleph. Gallimard
On rejoint ici, dans L'écriture Du Dieu, la méditation du dernier prêtre inca, après l'incendie de sa pyramide. Prisonnier d'un cachot obscur IL cherche à déchiffrer une écriture magique et secrète, l'écriture dudieu autrefois inscrite sur un mur.
Cette pensée me donna du courage, puis me plongea dans une espèce de vertige. Sur toute l'étendue de la terre, il existe des formes antiques, des formes incorruptibles et éternelles. N'importe laquelle d'entre elles pouvait être le symbole cherché; une montagne pouvait être la parole du dieu, ou un fleuve, ou l'empire, ou la disposition des astres. Mais, au cours des siècles, les montagnes s'usent et le cours d'un fleuve dévie, et les empires connaissent des changements et des catastrophes, et la figure des astres varie. Jusque dans le firmament, il y a mutation. La montagne et l'étoile sont des individus, et les tenace, de moins vulnérable. Je pensai aux générations des céréales, des herbes, des oiseaux, des hommes. Peut-être la formule était-elle écrite sur mon visage et j'étais moi-même le but de ma recherche. À ce moment, je me souvins que le jaguar était un des attributs du dieu.
Alors la piété emplit mon âme. J'imaginai le premier matin du temps. J'imaginai mon dieu confiant son message à la peau vivante des jaguars qui s'accoupleraient et s'engendreraient sans fin dans les cavernes, dans les plantations, dans les îles, afin que les derniers hommes le reçoivent. J'imaginai ce réseau de tigres, ce brûlant labyrinthe de tigres, répandant l'horreur dans les prés et les troupeaux, pour conserver un dessin. La cellule adjacente contenait un jaguar. Dans ce voisinage j'aperçus la confirmation de ma conjecture et une secrète faveur.
Je passai de longues années à apprendre l'ordre et la disposition des taches. Chaque aveugle journée me consentait un instant de lumière et je pouvais alors fixer dans ma mémoire les formes noires qui marquaient le pelage jaune. Quelques-unes figuraient des points, d'autres formaient des raies transversales sur la face intérieure des pattes ; d'autres, annulaires, se répétaient. Peut-être était-ce un même son ou un même mot. Beaucoup avaient des bords rouges.
Je réfléchis encore que, dans le langage d'un dieu, toute parole énoncerait cet enchaînement infini de faits, et non pas d'un mode implicite, mais explicite, et non pas une manière progressive, mais instantanée . Un dieu, pensai-je, ne doit dire qu'un seul mot et qui renferme la plénitude. Aucune parole articulée par lui ne peut être inférieure à l'univers ou moins complète que la somme du temps. Les pauvres mots ambitieux des hommes, tout, monde, univers, sont des ombres, des simulacres de ce vocable qui équivaut à un langage et à tout ce que peut contenir un langage. »L'écriture Du Dieu .J.L.Borges. Aleph. Gallimard.
Cette quête parait donc dérisoire : un songe effrayant le corrobore où notre prisonnier rêve de grains de sables qui se multiplient à l'infini et l'étouffent.
« Un jour ou une nuit — entre mes jours et mes nuits, quelle différence y a-t-il ? — je rêvai que, sur le sol de ma prison, il y avait un grain de sable. Je m'endormis de nouveau, indifférent. Je rêvai que je m'éveillais et qu'il y avait deux grains de sable. Je me rendormis et je rêvai que les grains de sable étaient trois. Ils se multiplièrent ainsi jusqu'à emplir la prison, et moi, je mourais sous cet hémisphère de sable. Je compris que j'étais en train de rêver, je me réveillai au prix d'un grand effort. Me réveiller fut inutile : le sable m'étouffait. Quelqu'un me dit : « Tu ne t'es pas réveillé à la veille, mais à un songe antérieur. Ce rêve est à l'intérieur d'un autre, et ainsi de suite à l'infini, qui est le nombre des grains de sable. Le chemin que tu devras rebrousser est interminable; tu mourras avant de t'être réveillé réellement. »
Pourtant un espoir va se faire jour : cessant de compter les taches des tigres ou les grains de sable,le prisonnier va assumer son destin : Plus qu'un déchiffreur ou un vengeur, plus qu'un prêtre du dieu, j'étais un prisonnier. De l'infatigable labyrinthe de rêves, je retournai à la dure prison comme à ma demeure»Il n'a pas déchiffré selon lui l'écriture de dieu mais au moins « mais celle du tigre », il entrevoit une roue, elle aussi archétype de l'univers infini. Mais il ne fait que l'entrevoir. Est-ce donc un véritable espoir ?
Dans le Miroir Et Le Masque la recherche de la beauté entraine trois poèmes successifs ; Les deux premiers se révèlent insatisfaisants pour le roi qui les a commandés. Le premier est à l'imitation des anciens pour qui le monde avait un sens, une perfection mais on ne peut plus cerner cette réalité perdue avec nos propres mots. Le second épousait le chaos et correspondait en fait à l'œuvre ouverte d'Eco. Le troisième tenait en un seul mot mais aboutissait au silence et à une fin effrayante et paradoxale : rois et poète l'ont seulement murmuré et le poète se tua de désespoir comme le roi renonça au trône.
– A l'aube, dit le poète, je me suis réveillé en prononçant des mots que d'abord je n'ai pas compris. Ces mots sont un poème. J'ai eu l'impression d'avoir commis un péché, celui peut-être que l'Esprit ne pardonne pas.
– Celui que désormais nous sommes deux à avoir commis, murmura le Roi. Celui d'avoir connu la Beauté, faveur interdite aux hommes. Maintenant il nous faut l'expier. Je t'ai donné un miroir et un masque d'or ; voici mon troisième présent qui sera le dernier. Il lui mit une dague dans la main droite.
Pour ce qui est du poète nous savons qu'il se donna la mort au sortir du palais ; du Roi nous savons qu'il est aujourd'hui un mendiant parcourant les routes de cette Irlande qui fut son royaume, et qu'il n'a jamais redit le poème. »
Dans UNDR, autre recherche que Borges situe dans le monde fantastique des Urniens (connus, affirme-t-il par des sources antiques et aléatoires dont il ne disposerait que de seconde main). Toute poésie se composerait d'un seul mot qu'on finit par révéler au narrateur et, donc au lecteur, à l'opposé de la nouvelle précédente. Mais ce mot reste ambiguë et déconcertant pour le lecteur par sa banalité ; il entraine pourtant chez le chercheur qui semble l'avoir saisi, une créativité nouvelle, mais différente.
« II prononça le mot Undr, qui veut dire merveille.
« Je me sentis transporté par le chant de cet homme qui se mourait tandis que dans son chant, dans l'accord qu'il plaquait je voyais mes propres travaux, la jeune esclave qui me fit connaître le premier amour, les hommes que je tuai, les aubes frissonnantes, l'aurore sur les eaux, les courses à force de rames. Je pris la harpe et je chantai une parole différente.
« — C'est bien — articula Thorkelsson et je dus m'approcher pour l'entendre. Tu m'as compris.
« L'archétype qu'une œuvre est censée signaler à l'intérieur d'une tradition n'a finalement de sens que directionnel et se constitue, pour ainsi dire, en retour, à revers. Il est archétypal parce qu'il s'agit de quelque chose qui revient sans cesse, se revivifie au travers sa reprise, gagnant en puissance à chaque répétition, plus intense que sa version antérieure. Il désigne, en chacun de nous, l'insistance d'une citation qui ne cesse de s'imposer avec plus de faste: un contenu qui n'est pas soumis au caprice de notre volonté, pas plus qu'à notre capacité de retrouver fidèlement les brouillons en lesquels il devait s'indurer patiemment. Ne faisant jamais l'objet d'une construction visible, l'archétype a toutes les propriétés apparentes d'une donnée éternelle, insistante, sans doute plus large que ce que je suis capable de générer en usant de mes propres ressources. Celui-ci plonge en un rêve qui se rêve sans qu'il soit, par cela même, dépendant du rêveur. Il est plus ample que le rêveur, plus souple que le pouvoir producteur de l'imagination individuelle.
De l'archétype, Borges rejoue son caractère d'empreinte, l'infinité des contiguïtés qui y séjournent. Il est directionnel précisément pour ne pas se laisser figer en un contenu propre. Aussi , sera-t-il difficile à immobiliser en une pose définitive, se modifiant au contraire sous chacune des reprises qui l'effilent, des traductions qui le déportent à endosser le profil d'une actualité capable, de le renouveler et le modifier en profondeur par l'ombre portée de ses contextes variables. » Jean-Clet Martin Op.Cité
Borges ne nous convie pas à admettre , le mysticisme ou l'irrationnel, à confesser une foi moins encore ; il déploie son jeu dans une perpétuelle incertitude. Il nous conduit seulment sur cette frontière où nous découvrons que nous pouvons nous ouvrir à d'autres questionnements. Il se refuse à appauvrir l'univers de tout ce dont le songe, la spéculation, l'interrogation peuvent l'enrichir. Il nous restitue le monde par le foisonnement de l'héritage humain riche de tant de rêveries, de pensées, de croyances, de conjectures, et d'une civilisation qui, loin de se borner aux siennes propres, a recueilli dans ses bibliothèques celles des siècles antiques et des pays lointains.
Il nous apprend certes le scepticisme, le relativisme, l'irréligion mais aussi de ne de ne rien exclure dans l'intelligence possible du réel.
« L'œuvre de Borges, redisons-le, est une offre ; c'est une sagesse, jamais une doctrine. Ce qu'elle nous donne à voir, de façon concrète, est cette évasion hors de l'environnement immédiat et de l'univers limité du moi.elle nous redonne à percevoir la solitude du loup, le sacrifice de Judas, l'acte de Chi Hoang Ti, la sphère de Pascal, la fleur de Coleridge, les taches du léopard, la présence des signes, les indices d'un dessein secret : telle est, pour parler à sa manière, la mission méritoire qu'a accomplie — et accomplit encore - - Borges ; telle est l'offre que nous font ses écrits avec la modestie silencieuse des livres, qui ne demandent qu'à être ouverts. . Son offre est de nous arracher mentalement à ces cadres, de nous faire nous aventurer dans le vaste univers dont le reflet réside en nous comme un appel. Et cela dans une œuvre qui est un extraordinaire livre d'images, d'instants, de noms, de dates, de scènes ». François Taillandier. Borges. Une Restitution Du Monde.
.(A SUIVRE)