Francesco Trevisani (Capodistria, 1656-Rome, 1746),
Apollon et Daphné, 1er tiers du XVIIIe siècle
Huile sur toile, 73 x 59,5 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage
Contrairement à ce que pourraient laisser croire les médias, spécialisés ou non, 2013 ne marque pas que l'anniversaire de ces
deux mastodontes que sont Wagner et Verdi. Comme, pour des raisons similaires, les célébrations Händel reléguèrent à l'arrière-plan, en 2009, celles dédiées à Haydn, les commémorations de la
mort de Gesualdo (1566-1613) et de Corelli (1653-1713) ont été largement éclipsées par les tenants du « tout à l'opéra » qui font hélas aujourd'hui la pluie et le beau temps dans le
monde de la musique. Je vous propose donc, le temps de trois chroniques que j'ai souhaité illustrer avec trois tableaux de Francesco Trevisani dont on sait que le compositeur, très amateur de
peinture, possédait des œuvres et qu'il côtoya à la cour du cardinal Ottoboni, de nous arrêter sur trois parutions importantes consacrées à Corelli.
A tout seigneur, tout honneur, l'une d'entre elles concerne ce qui demeure aujourd'hui le recueil le plus connu de ce musicien
au catalogue délibérément réduit, aussi bien en termes de volume (six opus numérotés et une petite quinzaine de pièces isolées) que de genres abordés (uniquement instrumentaux) : l'Opus 6,
composé de douze concerti grossi, dont le fameux n°8 en sol mineur « fatto per la notte di Natale. » S'il n'est pas l'inventeur de cette forme qui voit dialoguer
deux groupes instrumentaux, un concertino composé de solistes et un ripieno faisant intervenir tout l'orchestre, dont les musicologues attribuent la paternité au trop négligé
Alessandro Stradella (1639-1682), auteur, dans les années 1675, d'une Sonata di viole con concertino di desi violini et leuto & concerto grosso di viole (à écouter ici, sous la direction d'Enrico Gatti, Arcana A79, 1998) non liée à une
œuvre vocale, Corelli fut sans nul doute le premier à apporter ses lettres de noblesse à un genre qui devait connaître un grand succès dans une large partie de l'Europe baroque, à la notable
exception de la France, et, chose plus rare, perdurer jusqu'à une époque récente, puisque au XXe siècle, des compositeurs comme Martinů (1937),
Vaughan Williams (1950) ou, plus proche de nous, Philip Glass (1992) en livrèrent leur vision.
Corelli, en perfectionniste qu'il fut toujours, prépara soigneusement l'édition de ce qui devait être son
opus ultimum en vue de la publication duquel il signa, en 1712, un avantageux contrat avec l'éditeur Estienne Roger, installé à Amsterdam. Le recueil, paru posthumément en 1714,
reprend sans doute, en partie, du matériel plus ancien ayant fait l'objet d'un patient travail de réécriture, puisqu'un compositeur comme Georg Muffat (1653-1704), qui fit une partie de son
apprentissage sous la direction de Corelli et fit paraître, en 1682, son Armonico Tributo rassemblant cinq concerti grossi, nous dit avoir entendu, lors de son séjour à Rome
au tout début des années 1680, de telles œuvres écrites par son maître. Faisant la part belle aux concertos d'église (da chiesa, dont la succession des mouvements est d'ordinaire
lent/vif/lent/vif), ici au nombre de huit, plutôt qu'aux concertos de chambre (da camera, de forme plus libre et remarquable surtout par ses mouvements inspirés de la danse), regroupés
dans une section finale intitulée « Preludii, Allemande, Corrente, Gighe, Sarabande, Gavotte e Minuetti... Parte seconda per Camera », cet Opus 6 apparaît comme une synthèse
des possibilités offertes par la forme du concerto grosso, déclinées en douze modèles parfaitement pensés et offerts comme autant de modèles d'équilibre, tant du point de vue de
l'architecture que de celui de l'expression, plus variée que ce que laisse supposer une approche superficielle. Plus que jamais, Corelli s'y affirme comme un musicien apollinien, maître de la
conduite du discours et de son élaboration polyphonique, mais également soucieux de ménager des contrastes qui lui apportent une animation qui, si elle n'est pas spectaculaire, s'impose par sa
redoutable efficacité.
L'Opus 6 a naturellement attiré l'attention des ensembles « historiquement informés » qui lui ont consacré
florilèges et intégrales. Parmi ces dernières, même s'il faut mentionner pour mémoire la tentative de relecture, étouffant hélas sous les maniérismes, de Fabio Biondi (Opus 111, 1996), deux
tenaient la tête de la discographie depuis une vingtaine d'années ; la première, dirigée par Trevor Pinnock (Archiv, 1988), très classique et parfaitement maîtrisée paraît manquer
aujourd'hui de folie, même si sa clarté peut encore séduire, tandis que la seconde, légendaire, qui voit Chiara Banchini et Jesper Christensen à la tête d'un Ensemble 415 constitué de 39
musiciens pour se rapprocher des effectifs courants de l'orchestre du cardinal Ottoboni (Harmonia Mundi, 1992), adopte un parti-pris résolument différent, en misant sur une sensualité sonore et
une animation qui font souvent défaut à sa prédécessrice. Élève de Chiara Banchini, Amandine Beyer a choisi de graver sa version, où elle dirige Gli Incogniti dont le nombre a été, pour
l'occasion, porté à 18, lors de deux concerts donnés en février 2012 à l'Arsenal de Metz et corrigés par trois sessions de raccords. Elle réussit le tour de force de conjuguer tout ce qui
faisait le prix des deux « grandes » versions qui l'ont précédée et livre, après écoute comparée, l’interprétation la plus convaincante qui ait été gravée, à ce jour, de l'Opus 6. Les
douze concerti grossi, ainsi que la Sinfonia et la Sonata a quattro très judicieusement proposées en complément, sont abordés avec une énergie, une conviction et une
aisance dont on imagine sans mal de quel travail de fond sur la mise en place et la structuration des œuvres elles découlent. Partout, le trait est net, l'articulation impeccable et les ressources dramatiques nées de l'opposition entre
concertino et ripieno exploitées avec une intelligence et un instinct également confondants. A-t-on jamais entendu ces pages, y compris le ressassé Concerto pour la nuit
de Noël, animées par un tel souffle et traversées, parfois jusqu'à une délicieuse ivresse, par tant de chant et de danse ? La dimension arcadienne de l'inspiration de Corelli a
également été parfaitement comprise, ce qui nous vaut des moments plein de tendresse et d'une luminosité que n'aurait pas reniée Claude, mais elle ne tombe jamais dans la fadeur ou le
narcissisme, car la tension qui anime cette lecture, dont il faut saluer la réalisation très réactive du continuo, ne faiblit jamais. On se régale d'entendre les pupitres dialoguer, de
l'évident plaisir qu'ont les musiciens à s'écouter mutuellement et à jouer ensemble, de cette approche sans forfanterie superflue où les solistes rayonnent sans avoir à se livrer à la moindre
gesticulation et où l'orchestre dispense sa chaleureuse présence et ses couleurs avec un naturel qui a un parfum d'évidence.
Je regarde, côte à côte sur leur bout d'étagère, le plastique usé du boîtier de l'Opus 6 de l'Ensemble 415 qu'effleure aujourd'hui le
cartonnage encore lisse de celui des Incogniti. Bien sûr, ce dernier a fait prendre quelques rides à son glorieux aîné, bien sûr, si l'on doit conseiller aujourd'hui une version de ces
concerti grossi, c'est vers celle d'Amandine Beyer que l'on se tournera sans hésiter, tant elle semble réunir toutes les qualités que l'on peut attendre dans l'interprétation de ce
répertoire. Cependant, il me semble qu'il existe, entre ces deux réalisations si différentes, des liens tellement évidents qu'elles se complètent plus qu'elles se concurrencent, et en allant de
l'une à l'autre, on prend conscience qu'on n'a pas assisté à un évincement, mais à un passage de témoin.
Arcangelo Corelli (1653-1713), Concerti grossi, opus 6, Sinfonia
WoO 1 de l'oratorio Santa Beatrice d'Este, Sonata a quattro en sol mineur WoO 2
Gli Incogniti
Amandine Beyer, violon & direction
2 CD [69'31" et 75'26"] Zig-Zag Territoires ZZT 327. Incontournable de Passée des arts. Ce double disque peut être
acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien ou ici.
Extraits proposés :
1. Concerto da chiesa en ré majeur op.6 n°4 :
[I] Adagio – Allegro
2. Concerto da camera en ut majeur op.6 n°10 :
[II] Allemanda : Allegro
3. Concerto da chiesa en ré majeur op.6 n°7 :
[III] Andante – Largo
4. Concerto da camera en fa majeur op.6 n°12 :
[V] Giga : Allegro
Illustrations complémentaires :
Jan Frans van Douven (Roermond, 1656-Düsseldorf, 1727), Arcangelo Corelli, c.1697. Huile sur toile, Berlin, Stiftung
Preussiche Schlösser und Gärten
La photographie (fractionnée en deux parties) de Gli Incogniti est extraite de la vidéo de présentation du projet Corelli, réalisée par Alban Moraud.