Esteban Bedoya, La fosse aux ours

Par Eric Bonnargent
Amours et plaisirs à tout prix
Romain Verger

© Sara Atka


Né à Asuncion au Paraguay en 1958, architecte de formation et diplomate en poste dans différents pays, Esteban Bedoya a obtenu plusieurs prix pour ses romans et nouvelles. Les éditions La dernière goutte nous font découvrir son imaginaire foisonnant, son univers baroque et exubérant à travers cette mosaïque de récits d'initiation qu'est La Fosse aux ours.
Sans doute la nouvelle liminaire en esquisse-t-elle le programme, en nous montrant Carmen, une vieille femme qui éclaire ses souvenirs avant que la nuit ne les lui ravisse à jamais : "Délicate, elle approche sa lampe de chacun des visages. Elle leur fredonne en français des berceuses du temps jadis." Comme autant de figures d'une enfance et d'une adolescence lointaines qui n'attendent que l'écriture pour repeupler la scène, en chair et en couleurs.
Car l'écriture de Bedoya est avant tout incarnée, rivée au corps, au désir et à la quête éperdue du plaisir. L'auteur dépeint l'amour et les grâces féminines avec un plaisir communicatif :
"ses seins énormes aux mamelons noirs comme l'ébène ressemblaient à deux bombes larguées sur Varsovie lors de la Seconde Guerre Mondiale."
"Il m'a maintenu la tête, il l'a penchée sur le côté et il a écrasé ses lèvres contre les miennes… Il a aspiré ma chair comme une mangue mûre, et ensuite… ensuite, il m'a pressée contre son sexe… Au milieu de l'obscurité du vestibule, on aurait dit un salami de Milan… Ahhh mon Dieu! Il hurlait comme un animal affamé! C'était une bête avide, une bête de l'enfer, ses râles m'étourdissaient, me pétrifiaient, ils m'on fait perdre l'équilibre. Seule une de ses mains me retenait, me balançait au rythme de ses va-et-vient… Je sens encore sa tête rigide, rugueuse comme du papier de verre… Et puis il m'a déposée sur les dalles froides, inconsciente, incapable de rien faire d'autre que de le regarder s'éloigner dans la pénombre […]"
"J'épiais la scène et cherchais ensuite à l'imiter face à un miroir moisi par le souffle de mes baisers. De loin, la putain m'observait. Elle scrutait mon regard qui devenait humide de tristesse ; j'avais la certitude que je ne pourrais jamais lui caresser les seins."

Ses nouvelles, rocambolesques et picaresques, tiennent à la fois des contes philosophiques et merveilleux, comme des légendes et mythes amérindiens. Un curieux mélange, totalement décomplexé, qui confère à l'ensemble une saveur poétique des plus singulières et séduisantes. La plupart sont des récits d'initiation dans lesquels de jeunes garçons vont s'éveiller à la sensualité et, en grandissant, tenter d'égaler leurs aînés, dont l'exemple hédoniste et vénéneux exerce sur eux un puissant magnétisme. C'est tantôt un père volage qui, sous couvert d'aménité, se prémunit des risques de la monotonie conjugale, tantôt le curé Pio que la charité pousse à engrosser de dévotes femmes pour leur assurer progéniture. Tel encore Florencio Gomez, le compagnon d'une nourrice, "athée fornicateur" qui ébranle l'enfant dans ses croyances et l'éveille aux charmes du péché. Ces hommes ont fait de leur amour des femmes le point cardinal de leur existence, et c'est vers elles que les plus jeunes cherchent à leur tour le bonheur au risque de s'y consumer, de plaisir ou de frustration.
Parmi elles, la plantureuse nourrice Faustina, la princesse Suchitra dont les charmes fascinent un planteur de coquelicots, ou bien Catalina, propriétaire d'une maison de rendez-vous où se côtoient dans une atmosphère teintée de dévotion et de damnation, époux et notables respectables. Enfin la belle Vivianne assassinée (surnommée La Reine des animaux), lascive jusque dans la mort :
"Elle était aussi exposée que l'ultime chef-d'œuvre d'Helmut Newton, en appui sur le bras droit, les jambes légèrement fléchies. La beauté, la plasticité de la jeune fille évoquaient la vie-même. Mille montagnes d'or n'auraient pas rayonné plus que ses fesses fermes ; et ses seins, couronnés de vermeil par deux fruits des bois, s'offraient comme le plus appétissant des délices."

Des femmes le plus souvent inaccessibles, mirages de chairs et de jouissances que témoignages et souvenirs de tel ou tel proche ou amant font miroiter de mille éclats : "Cette femme que je ne connaissais qu'à travers les descriptions précises de ses serviteurs, ces bipèdes frugivores drogués jusqu'à l'idiotie par l'arôme qui s'échappait de son sexe divin, derrière le rideau couvrant ses ablutions du soir." 
En leur absence, on se console ou l'on espère dans l'amitié et la fréquentation païenne des bêtes, auprès de l'éléphant Fais mon bonheur que des années de domesticité auprès de la voluptueuse Suchitra ont imprégné de ses propres charmes, ou de la chèvre Rosario, seule et dernière confidente du pauvre vacher Juan. À en croire d'ailleurs la nouvelle éponyme du recueil, il n'est pas jusqu'aux bêtes qui ne sachent tirer la meilleure part de l'amour, la disputant aux hommes comme pour en garder jalousement la saveur et le secret.

Esteban Bedoya, La fosse aux ours, La dernière goutte, 2013. Trad. : Frédéric Gross-Quelen. 15€