«L’Enéide» est-elle chiante ? Paul Veyne, auteur d’une nouvelle traduction, tente dans sa préface de prouver que ce long poème latin est encore digne d’attention aujourd’hui. Après tout, les super-héros continuent de passionner une partie du public, et «L’Enéide» est justement une histoire de super-héros.
Des divers arguments mis en avant par Veyne, la comparaison avec les films d’action n’est pas le plus convaincant – les films d’action passent à juste titre pour les plus rébarbatifs ; ils ne font que combler le besoin de mouvement des personnes les plus passives.
Notre préfacier use de surcroît d’arguments d’ordre esthétique, relativement confus et discutables. Ainsi, vanter la beauté classique de Virgile («Si le lecteur aime la musique classique ou la peinture italienne, il aimera l’Enéide.»), tout en le rapprochant du «moderne Baudelaire», est tiré par les cheveux ; si Virgile n’est pas de ces artistes virtuoses ou académiques réprouvés par Baudelaire, cependant la remarque de ce dernier sur la «beauté de la charogne» est restée célèbre. L’art moderne inclut parmi les objets de délectation livrés à l’admiration du public la pourriture et les oeuvres en décomposition; le charme s’est, en quelque sorte, substitué à la beauté. Baudelaire et Delacroix fondent leur misogynie sur le fait que les femmes sont, à leurs yeux, «trop naturelles».
De ce point de vue, on peut considérer que Virgile et son Enéide sont définitivement archaïques, et le latin une langue morte. Bien qu’elle soit une obsession latine, on voit d’après Paul Veyne que l’esthétique est une science aussi indéfinie que l’éthique, le «classicisme» un vaste fourre-tout.
K. Marx, en historien, juge la culture latine entièrement décadente, c’est-à-dire un simple décalque de la Grèce antique, sans comprendre les enjeux scientifiques ou métaphysiques qui animaient son art et ses savants. Son argumentaire est mieux étayé.
P. Veyne lui-même ne cache pas que le long poème religieux ou nationaliste de Virgile résulte surtout de l’effort du poète latin pour éclipser Homère ou lui succéder dans le monde latin. Mais rien ne dit que la gloire fut le mobile d’Homère ; on peut même, étant donné le sort d’Achille et son point faible, penser le contraire.
Cela amène à cette question-réponse, récurrente chez P. Veyne, spécialiste de la culture latine antique, et qu’il pose encore dans cette préface. Puisque elles constituaient leur socle religieux, les Romains avaient-ils foi dans les fables de Virgile ? Sa réponse me paraît, si ce n’est inexacte, du moins un peu limitée. P. Veyne postule à peu près que la religion romaine était une nécessité sur la plan politique, ou celui du « lien social » comme on dit aujourd’hui ; par conséquent les élites cultivées et moins crédules ne voyaient pas au-delà de l’efficacité de ces fables.
P. Veyne s’en abstient, mais on pourrait faire la comparaison avec le culte de l’argent, qui domine aujourd’hui. L’homme occidental moderne a-t-il foi dans l’argent ? En un sens on peut dire que oui… jusqu’à l’effondrement des cours de la monnaie; autrement dit, tant que la fortune conserve sa fonction rassurante. Du reste, le désir de gloire persiste, bien au-delà d’Achille ou des super-héros romains, qui à cet égard sont nos contemporains. L’idée de métempsycose et celle de gloire étant liées, on peut dire que le monde moderne est largement déterminé par un sentiment religieux similaire à celui de la Rome antique. Tout au plus parle-t-on, pour sacrifier à la dernière mode démocratique, de «quart d’heure de gloire», et d’inconscient plutôt que de «séjour des morts».
Voici quelques extraits de la rumeur des anciens super-héros, traduits par un moderne professeur :
« Quel dieu pourrait, à ce point, me faire connaître tant d’atrocités ? Lequel pourrait dire en vers les carnages dans les deux camps opposés, la mise à mort des capitaines à laquelle procèdent, tour à tour, dans toute l’étendue de la plaine, tantôt Turnus et tantôt le héros troyen ? Ce fut donc ton bon plaisir, Jupiter, qu’un si large mouvement jette l’un contre l’autre des peuples destinés à vivre un jour une paix éternelle ?
Enée cueille d’un coup dans le flanc le Rutule Sucro ; ce premier combat a stoppé l’offensive troyenne, mais Sucro ne retarde pas longtemps Enée qui, de sa cruelle épée, lui transperce les côtés et la cage de la poitrine, par où le destin est le plus rapide. Turnus, lui, a mis pied à terre et aborde Amycus, jeté bas par son cheval, et son frère Diorès, qu’il frappe de sa longue lance pendant qu’il venait sur lui ; il frappe l’autre de son épée, accroche à son char les deux têtes coupées et les emporte, ruisselantes de sang. Enée envoie à la mort talos, Tanaïs et le vaillant Céthégus, tous trois dans une même rencontre, et avec eux Onitès au visage peu avenant, fils d’Echion et qui avait pour mère Péridia. »
Enéide, Chant XII.
L’Enéide, de Virgile (trad. et préface de Paul Veyne), Albin Michel, les Belles Lettres, 2012.