Longtemps, j'ai retardé l'écriture de cet article. Besoin de recul, d'y voir plus clair, de ne pas commettre d'impairs avec les mots employés, de rester juste (le sujet lourd et grave ne permet pas une autre attitude) face au souvenir de ceux et celles qui ont souffert, qui ont su résister à la pire ignominie humaine. Assurément, Kinderzimmer reste un immense roman comme il est rare d'en trouver actuellement : Valentine Goby, en abordant les conditions de vie dans le camp de travail de Ravensbrück, a construit une intrigue mesurée et n'a pas surjoué dans le pathos (les descriptions objectives suffisent à décrire la barbarie et à créer une émotion sincère chez le lecteur). Lire ce livre devient un indispensable, à l'heure où les derniers résistants et déportés de la seconde guerre mondiale quittent ce monde, où des propos infamants négationnistes refont surface et où de futurs candidats frontistes décérébrés embrayent sur « le point de détail » lepéniste.
Suzanne Langlois, ancienne déportée du camp de travail de Ravensbrück en septembre 1944, débarque un jour dans un lycée pour parler des conditions de sa détention. Au détour d'une question lycéenne, elle se remémore ce passé affreux : sa participation à la résistance, sa découverte par la gestapo, le départ du train, son changement d'identité (Suzanne devenant Mila) et puis tout le reste, et surtout ce petit quelque chose emporté qu'elle n'avait pas du tout prévu.
Tout est parfaitement articulé dans ce livre : pas de mièvrerie, pas de sensiblerie, tout détail indique l'horreur absolue de cette période et pourtant, cette atmosphère plombée est relevée par l'immense courage et la solidarité de ces femmes, leur envie de vivre malgré le harcèlement, le découragement, les fausses rumeurs de la Libération, le décès de codétenues, le froid et la mort qui rôde continument. Ce livre est un rappel salvateur de ces résistantes de l'ombre qui ont honoré l'espèce humaine et leur patrie.
�Éditions Actes Sud
Rentrée littéraire 2013
avis : Clara , Natiora, Argali, Jostein
J'ai choisi délibérément de pas proposer un avis plus détaillé. Je laisse maintenant la place au modérateur Michel Quint et à l'auteure Valentine Goby lors de la rencontre lilloise au Bateau-Livre le jeudi 26 septembre 2013.
Très vite, le dialogue s'installe autour de la mémoire, de la démarche d'écriture, de la confusion entre souvenirs et réalité vécue. Kinderzimmer est une reconstruction à l'envers, un retour vers l'avant : on ignore toujours l'avenir. Lorsque Suzanne prend le train, elle ne sait pas encore qu'elle prend le statut de déportée, ni que la destination finale est Ravensbrück. Et c'est la question fondamentale de la lycéenne, qui fait basculer l'héroïne vers ce passé-là.
Les témoignages de l'époque demeurent fragiles et parfois contradictoires : certaines déportées se rappelaient de l'existence d'un lac à Ravensbrück, d'autres l'ont toujours nié. Sa mare d'eau était bien présente mais certaines confinées dans un endroit précis du camp ne pouvaient en aucun cas la visualiser. Les souvenirs restent multiples, se contaminent et parfois jettent un doute sur certains faits de résistance.
La difficulté ici se mesure par l'absence d'archives : Ravensbrück est un camp sans documents. Seules les paroles précieuses des survivantes narrent ce qui fut, détiennent une part de vérité. Le scénario choisi par Valentine Goby ne propose pas de décor, ni de photos, peu de descriptions matérielles dans le but de travailler sur cette brèche.
Michel Quint appuie sur les thèmes chers de Valentine Goby : le corps, la maternité, la musique et les oubliées de l'Histoire :
1) Le corps.
Thème présent dans Des corps en silence et Qui touche à mon corps, je le tue, il mesure la barbarie subie, la dignité et l'humanité aussi, la dégradation qui s'opère : la manière dont il est mangé et dont il s'économise pour sauver le cœur et le cerveau. Toutes les femmes souffrent d'aménorrhée. L'objectif reste de nourrir le corps par tous les moyens et certaines rescapées souffrent du sentiment de culpabilité d'avoir réussi à voler et garder pour soi quelque chose à manger, d'avoir commis ce crime d'avoir survécu alors que d'autres sont mortes. Le corps devient le baromètre du mal et de l'avancée de l'animalité : les femmes se blottissent pour surmonter le froid, partagent une même couche à trois pour gagner un peu de chaleur.
2) La maternité.
Exploitée dans Des corps en silence et L'échappée, ce thème prend de l'ampleur ici. Aussi bizarre que cela puisse paraître, il a existé une Kinderzimmer, pièce pour nourrissons, à Ravenbrück de septembre 1944 à mars 1945. Avant cette date, les bébés naissants étaient supprimés immédiatement. On ne connait pas la raison de l'existence de cette fausse nurserie car il ne faut pas espérer une once d'humanité de la part des geôlières : le lait en poudre était rationné et accordé en échange d'un cadavre de bébé. Les mères s'affaiblissent, les nouveaux-nés poussent et dépérissent. Là s'enclenchent une vraie solidarité entre les femmes et la guerre contre le temps : les bébés appartiennent au groupe, l'objectif est de les faire vivre le plus longtemps possible. Chaque jour gagné est à la fois une victoire (le maintien de l'espèce humaine, la transmission) et une défaite (car la durée de vie d'un nourrisson dans ces conditions-là ne dépasse pas 90 jours). Du coup, chaque enfant dépasse la singularité maternelle et représente un défi collectif : celui de ne pas mourir avant la mort ! Trois enfants sont sortis et ont survécu à Ravensbrück : deux garçons et une fille.
3) La musique.
Fondamentale dans La note sensible et présente dans L'échappée, la musique apparaît comme source de résistance, échappe à toutes les barrières : Suzanne Langlois codifie des messages secrets à l'aide de partitions, Mila et ses amies organisent un concert d'ongles pour célébrer l'anniversaire de l'une des leurs et laissent volontairement pourrir un beau piano extorqué par les nazis, histoire de reconstruire le destin et de ne pas laisser au beau au pays ennemi. Les langues natales participent à la musicalité du texte. D'ailleurs, celle employée par les Aufseherins ne ressemble en rien à de l'allemand ou au polonais : c'est un idiome propre au camp.
4) Les oubliées de l'Histoire
Sensible aux figures féminines, Valentine Goby tenait à rendre hommage aux grandes résistantes (Germaine Tillion, Charlotte Delbo, la plus grande poétesse du XXème siècle selon l'auteure et secrétaire de Louis Jouvet, dont les écrits splendides retrouvent enfin les étaux des libraires) et puis les autres, les petites, les sans secours intellectuel, au langage populaire si rafraîchissant : histoire de rendre aux femmes la parole politique confisquée longtemps par les hommes.
Lisez ce livre !