Günther Stern (Anders) et Hannah Arendt
Ils se partagent entre Berlin, Francfort et Heidelberg, pour se fixer finalement à Berlin après l’échec du travail d’habilitation mené par Stern à Francfort. Stern se lance dans le journalisme sous le nom de plume de Günther Anders qu’il gardera tout au long de sa carrière littéraire et journalistique.
Krach Boursier à New York
Pendant ce temps à New York…
La chute des cours est dans un premier temps limitée grâce à l'intervention des banques qui rachètent les actions.
Mais la pression s'accentue et dans les jours suivants, la chute se poursuit jusqu'à atteindre 30%. Le krach se confirme le 29 octobre, le «Mardi noir», avec une chute de 43 points de l'indice des valeurs boursières.
Les experts se veulent confiants et assurent qu'un effondrement de la Bourse ne peut pas affecter «l'économie réelle».
Le président américain Herbert Clark Hoover s'entête quant à lui à proclamer que «la prospérité est au coin de la rue»...
Personne n'imagine encore que le monde occidental est entré dans la plus grave crise économique de son Histoire.
Crise en Allemagne et Autriche
Pendant ce temps en Allemagne…
Le Traité de Versailles et les réparations de guerre, honnis par les allemands, sont une fois de plus largement dénoncés pour avoir « asservi » l’Allemagne à ses ennemis.
La prospérité de l’économie allemande repose à la fin des années 1920 sur des bases très fragiles marquées par un endettement extérieur énorme et nécessitant un accroissement du volume des affaires que seule l’expansion des marchés extérieurs peut assurer.
L’influence de la crise américaine va jouer à plusieurs niveaux : ralentissement des investissements en provenance d’outre-Atlantique ; recul du commerce extérieur américain et des échanges internationaux dont les exportations allemandes sont les premières à faire les frais ; chute de la production industrielle ; retrait massif des capitaux investis dans le Reich, américains, mais aussi britanniques et français ce qui réduit les réserves en or et en devises de la Reichsbank, provoque la chute des cours de Bourse et crée dans le public un sentiment d’inquiétude.
Sentiment qui tourne à la panique avec la faillite le 11 mai 1931 de la Kredit Anstalt Bank qui détient la moitié de l'industrie nationale autrichienne. Les capitaux s'enfuient d'Autriche et d'Allemagne. Alors que la banque est finalement sauvée la crise économique, issue du krach de Wall Street, qui semblait en voie de résorption, fait son irruption en Europe et frappe de plein fouet l'Autriche mais aussi l'Allemagne, très fortement liée à sa petite voisine.
Pour tenter d’enrayer la crise, le gouvernement Brüning puis celui de Von Papen, pratiquent une politique sévère de déflation : baisse du traitement des fonctionnaires, réduction des allocations de chômage et des prestations sociales, annulation des conventions collectives, augmentation des impôts indirects. Mesures qui pèsent beaucoup plus lourdement sur les ouvriers et les classes moyennes que sur les possédants.
L’Etat intervient directement dans la vie économique, rachetant des entreprises en difficulté ou leur accordant des subventions et des réductions d’impôt, établissant le contrôle des changes pour freiner la fuite des capitaux, instaurant enfin son contrôle sur les banques, ce qui dans un pays où le capital bancaire et industriel sont étroitement liés, lui permet de mettre la main sur une grande partie de l’industrie. Aussi le monde des affaires, tout en sollicitant constamment son aide, se préoccupe-t-il beaucoup de conserver la haute main sur un Etat qui tient désormais les leviers de l’économie.
La crise de 1930-1932 a sur la société allemande des effets à peu près identiques à celle de 1923, à cette différence près que ceux qui ont un revenu fixe et un emploi sont relativement privilégiés car les salaires se maintiennent au-dessus du niveau des prix. Maigre consolation face à la montée du chômage qui touche plus de 6 millions de travailleurs au début de 1932 auxquels il faut ajouter les 8 millions de chômeurs partiels qui ne perçoivent plus que des salaires réduits de moitié. Au total, 50 à 60% de la population allemande se trouve frappée par une crise de l’emploi qui affecte surtout les ouvriers, les jeunes et les cadres.
Dans ce pays qui, cinq ans plus tôt, a traversé la plus grande crise inflationniste de l’histoire, la récession plonge les masses dans un climat de désarroi moral (que traduit la montée en flèche du nombre des suicides) sur lequel vont jouer Hitler et les nationaux-socialistes.
Publication, écriture, sionisme, antisémitisme
Revenons à Arendt…
Avant de revenir à Berlin en 1930, Hannah Arendt décide de concentrer son travail de recherche sur le romantisme allemand, entamé après sa thèse, à la seule Rahel Varnhagen, écrivaine allemande juive de l'époque du romantisme, née le 19 mai 1771 et décédée le 7 mars 1833 à Berlin.
A Berlin elle entre de nouveau en contact étroit avec Kurt Blumenfeld et les sionistes. Elle trouve en Blumenfeld un père spirituel et ce cercle d’amis s’avère essentiel à son travail qui est lent et difficile.
Rahel Varnhagen est une biographie, mais d’un genre difficilement définissable. C’est plutôt un essai retraçant l’itinéraire d’une pensée. Hannah Arendt achève les onze premiers chapitres avant de fuir Berlin en 1933. Elle écrit les deux derniers chapitres à l’été 1938 à Paris.
Hannah Arendt voit en Rahel une femme consciente que l’antisémitisme n’est pas une aberration dans l’histoire de l’Allemagne ou de l’Europe : « Le sort des Juifs n’était pas si accidentel et si peu ordinaire que cela (…) au contraire, il dessinait avec précision l’état de la société, esquissait l’affreuse réalité des failles dans la structure sociale ».
Cette considération deviendra la pièce maîtresse du chapitre des Origines du totalitarisme sur l’antisémitisme. Arendt soutiendra que l’antisémitisme n’est pas plus une nécessité de tous les temps qu’un accident des temps modernes : les Etats-Nations européens et les Juifs européens ont grandi et décliné ensemble.
La marche vers le pouvoir des nazis
Le 1er juin 1932, Hindenburg se voit contraint de congédier Brüning. Il est vrai que celui-ci, non content de mener le peuple au désespoir avec sa politique de rigueur, se dispose à ponctionner les grands propriétaires fonciers de l'Allemagne orientale, les Junkers, qui ont l'oreille du président Hindenburg. Le très influent major Kurt von Schleicher suggère à Hindenburg de nommer à la chancellerie un député quasi-inconnu du parti du centre catholique, Franz von Papen, aristocrate proche des milieux d'affaires et des nationalistes. Mais le nouveau gouvernement ne tient que grâce à la neutralité du parti nazi. Von Schleicher l'a obtenue de Hitler contre la promesse d'élections législatives anticipées.
Aux élections qui suivent, le 31 juillet 1932, le parti nazi obtient 37,4% des suffrages avec 230 sièges de députés, ce qui fait de lui le parti le plus puissant du parlement. Hitler réclame à Hindenburg la chancellerie mais le vieux Maréchal-Président refuse avec mépris et un reste de lucidité.
Les nazis s'interrogent. Ils ont le sentiment d'avoir épuisé leurs réserves de voix et doutent d'accéder par la voix légale au pouvoir. Dans ce contexte survient un incident déterminant : dans la localité de Potempa (Silésie), dans la nuit du 9 au 10 août 1932, quelques «Chemises brunes» passablement éméchés assassinent un militant communiste. Les meurtriers sont déférés devant une juridiction spéciale récemment instaurée par le gouvernement de Von Papen, et condamnés à mort. Débordé par une base impatiente et altérée de pouvoir, Hitler fait une entorse à son légalisme proclamé et prend fait et cause pour eux. Devant la menace, le gouvernement commue leur peine. C'est de fait la fin de l'État de droit ; c'est aussi l'ouverture d'une fracture au sein du parti nazi entre la base et la direction ; elle ne se résorbera qu'avec la «Nuit des Longs Couteaux», en 1934.
Aux élections suivantes, en novembre 1932, le parti amorce un reflux électoral : il régresse à 33% des suffrages cependant que progressent les communistes. Simultanément, Hitler doit faire face à des difficultés financières et à un grave conflit à l'intérieur du parti.
Le major von Schleicher, devenu chancelier le 2 décembre 1932 à la place de Von Papen, propose à Gregor Strasser, représentant du parti nazi en Allemagne du nord, la fonction de vice-chancelier. Hitler s'y oppose et Strasser, dépité, démissionne avec éclat du parti nazi le 7 décembre 1932 (Strasser et von Schleicher paieront cette «trahison» de leur vie lors de la «Nuit des longs couteaux», le 30 juin 1934).
Dans le même temps survient l'impensable. L'ancien président de la Reichsbank Hjalmar Schacht et quelques autres sommités du monde économique demandent par lettre à Hindenburg de nommer à la chancellerie le «chef du groupe national le plus nombreux», autrement dit Hitler. Ils y voient le moyen de détourner les masses populaires des communistes et de les rallier à la République de Weimar ! Les dirigeants allemands, qui ont perdu la confiance des citoyens à cause de leur politique de «rigueur» et de «déflation», espèrent que Hitler saura s'opposer à la menace d'une prise de pouvoir bolchévique, rétablir l'autorité de l'État et agir en personne responsable. Von Papen rencontre Hitler le 4 janvier 1933. Il soutient sa nomination comme chancelier sous réserve que lui-même soit vice-chancelier et qu'il n'y ait que deux autres nazis au gouvernement. Ce seront Wilhelm Frick, ministre de l'Intérieur du Reich, et Hermann Göring, ministre sans portefeuille, par ailleurs ministre de l'Intérieur du Land de Prusse.
L'accession de Hitler , le 30 janvier 1933, à la chancellerie ne fait pas grand scandale. On attend avant tout du nouveau régime qu'il remette sur pied la société et l'économie allemandes.
L’incendie du Reichstag et ses suites
Dans les faits, le doute demeure. Certains historiens pensent qu'un détachement de Sections d'Assaut est responsable de cet incendie.
Hitler va tirer habilement parti de la présence de van der Lubbe sur les lieux du drame. Dès le lendemain, il attribue l'incendie à un prétendu complot communiste et fait arrêter 4000 responsables du KPD, parti communiste allemand. Le même jour, il fait signer par le Reichsprésident von Hindenburg un «décret pour la protection du peuple et de l'État» qui suspend les libertés fondamentales, donne des pouvoirs de police exceptionnels aux Régions (Länder) et met fin à la démocratie.
Dachau
Il va recevoir les opposants politiques et les suspects. Ces camps font figure de mal nécessaire pour mettre hors d'état de nuire les opposants communistes.
Vers les pleins pouvoirs
Le 23 mars, l'Assemblée se réunit à Berlin, à l'Opéra Kroll. Elle se voit soumettre par Hitler un «décret d'habilitation» qui ne projette rien moins que de donner au chancelier un pouvoir législatif exclusif pendant quatre ans, autrement dit le droit de gouverner et légiférer à sa guise sans l'accord des députés !
Les sociaux-démocrates, dans un ultime sursaut de lucidité, refusent le vote du décret. Mais le chef du parti centriste, Zentrum, Monseigneur Ludwig Kaas, convainc son groupe parlementaire de voter pour Hitler contre la vaine promesse que celui-ci respectera le droit de veto du président von Hindenburg.
Fort de la majorité indispensable des deux tiers, Hitler dispose dès lors d'un pouvoir dictatorial sur la plus grande puissance d'Europe continentale. Dès le 31 mars, faisant usage du décret d'habilitation, Hitler dissout les Diètes (ou assemblées législatives) des différents États qui composent la République allemande, à l'exception de la Prusse. L'Allemagne devient sans coup férir un État centralisé.
Dans le même temps, le régime resserre les rangs de ses partisans en multipliant les opérations antisémites : boycott des magasins juifs, éviction musclée des enseignants juifs ou réputés hostiles au régime...
La dictature (« un peuple, un état, un guide »)
La mobilisation internationale oblige toutefois Hitler à un repli tactique. Les campagnes antisémites s'interrompent pendant près de deux ans au point que des juifs allemands qui avaient fui le pays choisissent d'y revenir...
L'année suivante, le 2 août 1934, le vieux président de la République allemande, le maréchal Paul von Hindenburg, «soldat égaré dans la politique» selon ses propres termes, rend l'âme à 86 ans.
Hitler profite de sa disparition pour réunir sur sa tête les fonctions de président et de chancelier.
Il proclame l'avènement d'un «IIIe Reich» allemand dont il se présente comme le Führer (guide en allemand), avec un pouvoir dictatorial. C'est l'aboutissement de la vision nazie de l'État : «Ein Volk, ein Reich, ein Führer» (un Peuple, un État, un Guide).
Soulignons cependant que la formule «IIIe Reich» n'aura jamais de caractère officiel. Jusqu'à la fin du régime nazi vont perdurer dans la forme les institutions de la République de Weimar.
À l'étranger, l'inquiétude à propos de Hitler commence à percer...
Les étapes vers la politique
Vers la fin de l’année 1931, Arendt entreprend la lecture de Marx et de Trotski. « Je n’ai pris conscience que bien tard de l’importance de Marx, parce que je ne m’intéressais dans ma jeunesse ni à l’histoire ni à la politique… »[1].
Dans Condition de l’homme moderne Arendt rendra un vibrant hommage à Marx tout en le critiquant. « On trouvera dans ce chapitre une critique de Karl Marx. Cela est gênant à une époque où tant d'auteurs qui naguère vivaient en empruntant, expressément ou sans le dire, au trésor des idées et des intuitions de Marx, ont décidé de devenir antimarxistes professionnels; ce faisant, l'un d'eux a même découvert que Karl Marx n'avait jamais su gagner sa vie, oubliant soudain les générations d'intellectuels que Marx a « entretenus ». Devant cette difficulté, on m'excusera de rappeler ce que dit un jour Benjamin Constant quand il se vit contraint d'attaquer Rousseau : « J'éviterai, certes, de me joindre aux détracteurs d'un grand homme. Quand le hasard fait qu'en apparence je me rencontre avec eux sur un seul point, je suis en défiance de moi-même; et pour me consoler de paraître un instant de leur avis... j'ai besoin de désavouer et de flétrir, autant qu'il est en moi, ces prétendus auxiliaires. »
Men in Dark Times
C’est pour Arendt le début d’une période intense de pensée et d’action entremêlées qui retardera et nourrira toute son œuvre.
On en trouve des traces dans son livre Men in Dark Times (1968), traduit en français sous le titre Vies Politiques (1974) à travers les textes consacrés à Gurian, Brecht, Rosa Luxemburg, Jaspers et Heidegger.
Clara Beerwald, l’une des filles de son beau-père, se suicide en avril 1932. Hannah Arendt en est très affectée.
Arendt, Jaspers, Blumenfeld
Ils ont de vives discussions à propos de la signification pour Jaspers du nationalisme allemand. Le patriotisme de Jaspers a toujours été « de l’ordre de la langue, de la famille, et de la culture », cette grande tradition intellectuelle à laquelle il se sent lié depuis son plus jeune âge. Hannah Arendt peut comprendre le point de vue de Jaspers, mais n’hésite pas à lui dire qu’il s’aveugle devant la menace national-socialiste en faisant trop naïvement confiance à la maturité politique de ses concitoyens.
La position de Jaspers est ébranlée par le refus de Hannah Arendt d’accepter ce qu’il appelle « le caractère allemand ». Elle nourrit sa critique de tout ce qu’elle a appris auprès d’un homme dont la connaissance et l’amour de la culture allemande sont exceptionnels, mais sans aucun nationalisme : Kurt Blumenfeld, la seule personne qu’elle estime au cours des années passées à Heidelberg, en dehors de Heidegger et Jaspers.
Les deux philosophes allemands ont éveillé et entretenu ses précoces talents philosophiques, et ils l’ont initié au renouveau de la philosophie qu’ils ont entrepris. Mais c’est Kurt Blumenfeld, revu en 1926 lors d’une prise de parole devant les étudiants du groupe sioniste de Heidelberg, qui éveille et entretient son identité juive et qui lui fait partager le renouveau de la conscience juive entreprise par les sionistes. Il devient son premier « mentor en politique ».
Quand Hannah Arendt évoquera plus tard la nécessité pour les juifs de refuser de s’humilier, elle le fera en pensant à l’attitude de sa mère, déjà évoquée, mais aussi au sionisme radical de Blumenfeld.
Hannah Arendt accepte sans difficulté les grandes lignes de l’analyse que fait Blumenfeld des dimensions psychologiques et sociologiques de la réponse juive à l’antisémitisme. Mais ce qui la frappe c’est surtout le danger qu’il pressent : qu’à ne pas combattre les attitudes assimilationnistes, on retrouvera dans les rangs juifs eux-mêmes les différents types de préjugés dont souffrent les Juifs allemands.
Mais jamais elle ne projettera d’émigrer en Palestine.
A défaut d’y répondre Arendt se demande avant 1933 comment vivre avec la question juive sans émigrer. Sa biographie de Rahel Varnhagen est un moyen de poser cette question.
Heidegger et le nazisme
Heidegger ne semble pas capable de s’apercevoir que le nationalisme nazi pervertit tout ce qu’il y a d’admirable dans la culture allemande. Il a si peur de la modernité et voue un tel culte aux valeurs pastorales et préindustrielles –Hannah Arendt dira plus tard qu’il était « le dernier romantique allemand » -qu’il peut se retrouver dans l’évocation nazie du passé germanique. La langue allemande, dont il dira en 1935 qu’elle est « à la fois la plus puissante et la plus spirituelle des langues » est au cœur de son conservatisme culturel, un conservatisme détaché des choses de ce monde et politiquement naïf.
Parce qu’elle peut comprendre, sans le partager, son attachement à ces convictions , Arendt lui demeurera fidèle, même lorsqu’elle doit interrompre leur relation au moment où il adhère au parti nazi. Pendant dix-sept ans elle n’a plus aucun rapport avec lui. Mais lorsqu’après la guerre elle le rencontre à nouveau, elle lui pardonne beaucoup, parce qu’il est, dira-t-elle, « une sorte de poète ».
Scholem, Stern, Jaspers, la question de l’émigration, premières actions
Le 30 janvier Hitler devient chancelier. « Depuis 1931 j’étais intimement convaincue que les nazis allaient prendre le pouvoir… »[2].
Günther Stern quitte Berlin pour Paris quelques jours après l’incendie du Reichstag. Il s’exile de crainte que la Gestapo, nouvellement organisée, n’utilise le carnet d’adresse qu’elle a confisqué à Bertolt Brecht pour entreprendre une rafle au sein de la gauche berlinoise.
Hannah Arendt décide de rester à Berlin, sentant, comme elle le dira plus tard, qu’elle ne peut « plus se contenter d’être spectateur ». Elle milite plus radicalement en faveur des sionistes dont les activités prennent un caractère d’urgence au moment des mesures anti-juives de l’été 1933. Elle met son appartement de la Optizstrasse au service des ennemis du régime hitlérien, communistes pour la plupart, qui s’en servent comme d’un gîte d’étape dans leur fuite. Aider les hommes politiques contraints de fuir satisfait son besoin d’agir, de résister, de proclamer son opposition au régime et à tous ceux qu’elle connait et, qui, d’une façon ou d’une autre, collaborent avec lui.
Les arrestations réussies augmentent : « c’était monstrueux, dira plus tard Arendt, et pourtant on les a oubliées devant les évènements qui suivirent ». La légalité est bafouée et bien des gens scrupuleux et réfléchis, qui ont d’abord eu du mal à comprendre ce qui se passait, sont alors saisis d’horreur et en prennent conscience.
Pour Arendt la nécessité d’émigrer est éminente. C’est l’objet de discussions fiévreuses avec Karl Jaspers qui ne comprend pas pourquoi : « vous, parce que vous êtes Juive, vous voudriez vous séparer des allemands ». Mais lorsqu’en avril 1933 elle vient le voir, pour la dernière fois, il n’essaie même pas de la convaincre. La législation nazie, dépossédant les Juifs de tout poste administratif et universitaire, entre en vigueur alors même qu’ils discutent.
Arendt considère le travail de sauvetage qu’elle accomplit à Berlin comme un test de courage et d’intelligence. Elle gardera toute sa vie une sympathie certaine pour ceux qui ont clairement vu la situation et n’ont pas ménagé leurs effort, quelle que soit leur attitude à l’égard des communistes. Ainsi de Raymond Aron, par exemple, qui aide les réfugiés dirigés vers la France à l’époque où il travaille à la Maison Française de Berlin.
En participant avec courage à l’effort d’évasion, Hannah Arendt entre pour la première fois dans le domaine de l’action qui représentera plus tard l’un des aspects les plus pertinents et les plus originaux de sa théorie politique.
Elle vient à la résistance et à un engagement politique non en femme de gauche mais en femme juive ; et sur cela elle tiendra à insister, à l’époque comme plus tard.
Dans l’action
Des organisations indépendantes du gouvernement, cercles privés, cercles d’affaires ou associations professionnelles se livrent largement à des pratiques antisémites. Il s’agit de le prouver en recueillant à la Bibliothèque d’Etat Prussienne des documents recensant ces différents propos antisémites que l’on a peu de chances de voir dans la presse allemande ou étrangère.
Ce matériau, que les sionistes appellent la « propagande de l’horreur », doit fournir les arguments de la déclaration qu’ils entendent prononcer au dix-huitième Congrès sioniste prévu pour l’été 1933 à Prague.
Blumenfeld a choisi Arendt parce qu’elle n’appartient pas à l’Organisation. Elle est, comme elle le dira plus tard dans un entretien, « très contente : j’ai d’abord trouvé que c’était une idée tout à fait judicieuse, puis je me suis dit que c’était tout à fait le genre d’entreprise où je pouvais être efficace ». Et pendant plusieurs semaines elle se montre effectivement efficace en constituant un bel échantillonnage de documents.
Arrestation puis libération
Hannah Arendt a été arrêtée par, dira-t-elle un «type charmant», qui vient d'être promu à la section politique de la police et qui n'était pas tout à fait sûr de ses responsabilités.
«Il a quelques soupçons. Mais qu'est-il censé faire ? Il ne cesse de répéter : «D'habitude, dès que j'ai quelqu'un en face de moi, je n'ai qu'à jeter un coup d'œil dans nos archives pour savoir aussitôt de quoi il retourne. Mais avec vous, je ne sais que faire !». Et ce qu'il fait, est plutôt inhabituel. Elle est conduite au Quartier Général. En chemin, elle s'aperçoit qu'il ne lui reste plus que deux ou trois cigarettes, et elle fait savoir qu'elle ne pourra se soumettre à l'interrogatoire, sans en avoir davantage. Il fait fort galamment arrêter la voiture, achète plusieurs paquets, et lui indique même le moyen de les introduire discrètement dans sa cellule. Le jour suivant, même chose ; c'est lui qui dirige l'interrogatoire. Elle ne trouve pas le café à son goût, et il lui en fait servir de meilleure qualité. Malgré cela, elle ne se prive pas de débiter un chapelet de mensonges à son interlocuteur. «Naturellement, il ne fallait rien dévoiler de l'organisation : j'ai raconté des bobards insensés et lui, il ne cessait de répéter : «C'est moi qui vous ai fait entrer ici. C'est moi qui vous en ferai sortir. Ne prenez pas d'avocat ! Les Juifs n'ont plus d'argent, économisez votre argent». Entre temps l'organisation m'avait procuré un avocat. Naturellement, par le biais d'associés ; mais je décidai de le renvoyer parce que cet homme qui m'avait arrêtée avait un visage si ouvert, si honnête que je comptais sur lui. Il me semblait que c'était une chance bien plus grande et qu'un avocat ne saurait que prendre peur». Le policier dit vrai et elle est relâchée huit jours plus tard.
Mais elle sait parfaitement qu'un tel ami ne se rencontre pas deux fois et elle se prépare à quitter l'Allemagne aussi vite que possible. Avant de partir, elle convie tous ses amis à une soirée. Anne Mendelssohn Weil la raconte comme la «plus belle saoulerie de notre vie» : on fête la libération de Hannah Arendt en vidant une cave de vin qu'un marchand juif exilé avait abandonnée.
Kurt Blumenfeld, de très bonne humeur, prend Martha Arendt dans ses bras et lui déclare avec son entrain habituel : «Maintenant, vous êtes vraiment quelqu'un avec qui j’aurais aimé concevoir Hannah Arendt !».
Départ d’Allemagne
Les Arendt gagnent Karlsbad, le point de passage le plus important et le plus connu du moment en Allemagne. Elles traversent la frontière tchèque de nuit, en évitant les patrouilles. Leur évasion est tout ce qu'il y a de plus simple : une famille allemande sympathisante possède une maison dont la porte de devant donne en Allemagne et la porte de derrière en Tchécoslovaquie ; ils reçoivent leurs «invités» de jour, leur offrent à dîner, et les font sortir par l'arrière, sous le couvert de la nuit.
Genève
Hannah Arendt y trouve grâce à elle un poste temporaire. Secrétaire chargée des rapports officiels à l'Assemblée, elle accomplit brillamment sa tâche : les procès-verbaux qu'elle rédige présentent des discours si clairs et si vigoureux que les orateurs, tout à coup éblouis par eux-mêmes, laissent tomber la précision du texte. Ce nouveau talent s'exerce aussi quelque temps à la Direction de l'Agence Juive. Pourtant Arendt ne souhaite pas rester à Genève.
Elle désire gagner Paris pour rejoindre les nombreux sionistes exilés qui se retrouvent là-bas. Ce qu’elle fait à l’automne 1933.
En 1964, elle déclare que l'incendie du Reichstag ainsi que la période d'arrestations illégales qui suivit, ont été pour elle des tournants décisifs : « Ce fut pour moi un choc immédiat et c'est à partir de ce moment-là que je me suis sentie responsable. Cela signifie que j'ai pris conscience du fait que l'on ne pouvait plus se contenter d'être spectateur». Elle précise : « De nos jours, on croit volontiers que le choc ressenti par les Juifs allemands en 1933 s'explique par la prise du pouvoir de Hitler. Or, en ce qui me concerne moi et les gens de ma génération, je puis affirmer qu'il s'agit là d'une étrange méprise. C'était, naturellement, très inquiétant. Mais il s'agissait là d'une affaire politique et non pas personnelle. Grands dieux, nous n'avons pas eu besoin qu'Hitler prenne le pouvoir pour savoir que les nazis étaient nos ennemis ! C'était d'une évidence absolue, depuis au moins quatre ans, pour n'importe quel individu sain d'esprit. Nous savions également qu'une grande partie du peuple allemand marchait derrière eux. C'est pourquoi nous ne pouvions pas être, à proprement parler, surpris comme sous l'effet d'un choc, en 1933 ».
En 1933 dit-elle le vrai choc fut double. En premier lieu « Ce qui était en général de l'ordre du politique est devenu un destin personnel dans la mesure où l'on quittait le pays » En second lieu « le problème personnel n'était donc pas tant ce que pouvaient bien faire nos ennemis mais ce que faisaient nos amis. (…) Je vivais dans un milieu d'intellectuels, mais je connaissais également des tas d'autres personnes : je finis par en arriver à la conclusion que suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle pour les intellectuels, alors que ce n'était pas le cas dans d'autres milieux. Et cela, je n'ai jamais pu l'oublier».
Arendt reviendra plus tard sur cette condamnation des intellectuels. Mais à cette époque, c'est celle-ci qui justifie ses décisions. Elle provoque ainsi la conversion de son problème personnel en une attitude politique dépourvue d'ambiguïtés.
«J'étais parvenue à une certitude que j'avais l'habitude de formuler à l'époque par une phrase dont je me souviens aujourd'hui encore : «Lorsqu'on est attaqué en tant que Juif, c'est en tant que Juif que l'on doit se défendre». Non en tant qu'Allemand, citoyen du monde ou même au nom des droits de l'homme».
C'est pour cette raison politique qu'Arendt insistera toujours pour présenter sa résistance, à Berlin, comme la résistance d'une juive. «A l'époque je formulais cela dans les termes du «je veux comprendre». (…) Mais, manifestement l'appartenance au judaïsme était devenue mon problème et mon problème était politique. Purement politique ! Je voulais m'engager pratiquement dans un travail et je voulais exclusivement m'engager dans le travail juif. C'est en ce sens que je me suis orientée vers la France ».
A suivre…
[1] Lettre de 1963 à Gershom Scholem
[2] Entretien avec Günter Gauss en 1964