Et c'est parti pour un tome 2 , le tome 1 est ici
(c) Hannah Assouline
Accoudé contre la bibliothèque en bois clair, le géant observait avec attention l’imprimante dont la diode verte, annonçant l’arrivée imminente de nouvelles pages, refusait désespérément de s’allumer. L’imposant personnage fouilla dans les poches de sa veste de treillis. Il en sortit une boîte d’allumettes et un cigare qu’il alluma aussitôt.Coutumier des longues planques et des attentes interminables, il tira tranquillement une bouffée et expira un panache blanchâtre tout en passant une immense paluche sur son crâne chauve.Il n’est pas pressé, et ça tombe bien, moi non plus, pensait-il quand son attention fut attirée par le fin filet de brume qui s’engouffrait sous la porte fermée du bureau.La brume se fit plus dense puis prit peu à peu forme humaine sans que le géant s’en émeuve. Son regard se porta de nouveau sur l’imprimante, toujours muette.— Du neuf ? lui demanda l’homme d’une cinquantaine d’années aux tempes grisonnantes et à la mise élégante qui venait de se matérialiser à ses côtés.— Toujours rien. Pour vous comme pour moi, du reste…— Fâcheux.— Gonflant, vous voulez dire.— Ce vocabulaire vous sied plus qu’il ne me correspond, mais je concède en partager l’idée. Que fait-il ?— Monsieur répond aux questions des lectrices et lecteurs de Bookenstock, soupira le géant, ça va durer tout le mois d’octobre…— Et pendant ce temps, il nous relègue au second plan, se lamenta le quinquagénaire en réajustant le nœud de sa cravate pourpre.Il lissa les pans de son manteau de cachemire bleu et approcha ses doigts de l’imprimante.— En dépit de mes efforts pour m’adapter à votre époque, je ne suis guère spécialiste de cet outil, êtes-vous certain de son bon fonctionnement ?— Ouaip, répondit distraitement le chauve en dégainant un pistolet automatique calé à l’arrière de ses jeans motif camouflage. Bon, vous je ne sais pas, mais moi, j’entends bien passer à l’action.Sur ces mots, il fit sauter la sécurité de son arme et vissa sur le canon un silencieux récupéré dans l’une des poches de sa large veste.— Vous êtes donc l’agent secret, constata l’homme en se fendant d’un sourire carnassier dévoilant des incisives acérées.— Et vous êtes le vampire, souffla le géant en lui présentant sa main libre. Deux paumes se rencontrèrent, l’une chaude, l’autre glacée. Ils échangèrent une poignée de main cordiale.— Werner, enchanté de vous rencontrer enfin en personne.— Eytan, de même.— Croyez-vous que notre créateur leur dira tout ?— À Bookenstock ? S’il est comme moi, je serai surpris qu’il ait la langue dans sa poche. Et s’il est comme vous…—… il pourrait avoir la dent dure…
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Phooka
Comment t's venu l'idée d'une personnage tel qu'Eytan ? IL n'est pas "classique" quand même, il n'est pas toujours sympa, ce n'est pas un "gentils" au sens strict du terme et pourtant on s'y attache incroyablement. Il évolue beaucoup au fil des tomes et à la fin du tome 3 j'ai versé ma petite larme à l'idée qu'on ne le reverrais peut-être plus (et je suis ravie de m'être trompée :))
David:
Eytan… Personnage complexe s’il en est, et dont les origines méritent d’être détaillées tant elles prennent racines dans la réalité. Eytan est né de mes recherches sur la Seconde guerre mondiale, recherches durant lesquelles j’ai compilé un nombre très important de témoignages de survivants des camps, de résistants, militaires (alliés comme allemands) et criminels de guerre. Mon objectif était non seulement de connaître les faits historiques, mais aussi et surtout de ressentir une époque très difficilement imaginable pour nous aujourd’hui. Ces témoignages étaient souvent poignants, certains à la limite du supportable, mais c’était une étape dont je ne voulais, ni pouvais, faire l’économie dans la mesure où l’un des objectifs de la série était rendre hommages aux femmes et aux hommes qui avaient vécu cette période folle. La première inspiration pour Eytan m’est venue…d’une femme. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est en écoutant Simone Lagrange raconter son parcours que le géant a commencé à se dessiner. Je ne vous dirai rien sur cette personnalité incroyable et vous invite à effectuer quelques recherches pour en savoir plus. Mes mots ne lui rendraient jamais assez hommage. J’ai d’ailleurs mis du temps pour évoquer Madame Lagrange car je ne voulais pas me l’approprier ou que l’on pense que je me le permettais. Aujourd’hui la trilogie est terminée, et il m’est plus aisé de parler d’elle, et surtout, j’aimerais que le roman incite ses lecteurs à découvrir son courage et l’énergie incroyable qui émane d’elle. Dans le tome 3, Eytan dit à l’officier SS qui l’avait traqué en Pologne : « je suis la somme de vos victimes ». Tout est là. Il rassemble à travers son destin et sa psychologie des bribes de tous les témoignages que j’ai pu rassembler. Et parmi eux, une constante m’a frappé : les blessures de cette époque ne se sont jamais refermées. Du coup, j’ai appliqué cette réalité à Eytan, et c’est Franck Meyer qui la verbalise lorsqu’il explique qu’Eytan n’est jamais sorti du camp dans lequel il a subi les expériences de Bleiberg. Là encore, c’est une clef du personnage. Eytan est tout à la fois un homme posé qui aspire à la paix, et un enfant dont la souffrance est omniprésente et dont la rage ne s’est jamais atténuée. Il est donc en permanence déchiré entre le désir de mener une vie normale, et une soif de vengeance qu’il tente tant bien que mal de maîtriser. A ce titre, le projet Shiro, outre son fond historique et scientifique que je souhaitais traiter car nous le connaissons mal en Europe, me permettait de présenter Eytan pour ce qu’il est vraiment : un homme de devoir, fidèle, implacable, mais aussi un passionné de peinture et un avide lecteur de Zweig. Guerrier, poète, Eytan est une sorte de samouraï idéal, fantasmé. Cela dit, il est d’une dangerosité extrême, coincé entre une forme de folie et une certaine sagesse. C’est ce que décrit l’épisode du soldat tchèque dans le Projet Shiro, un épisode court, mais que je vous trouve terriblement cruel et emblématique de l’ambiguïté d’Eytan. Mais, et c’est tout l’enjeu du tome 3, c’est un homme qui a fait le choix de s’oublier au profit des autres. Sa plus grande satisfaction est de voir Jeremy et Avi s’entendre comme larrons en foire, Jacky et Eli créer une intimité. Lui ne s’autorise que des bribes de ces moments privilégiés et se met très vite en retrait, tétanisé par la peur de perdre ceux qu’il aime. Et c’est là son vrai drame, bien plus que ses spécificités biologiques et les convoitises qu’elles attisent. Je pourrais en parler des heures tant il existe de passerelles entre le tome 1 et le tome 3, tant j’ai disséminé des éléments dans les différents romans pour le dépeindre par petites touches. Ce qui me touche le plus dans le succès de cette trilogie, c’est que les lecteurs se sont attachés à Eytan. Mais si vous pensez tout savoir sur lui, vous êtes loin, très loin, du compte…