Aphorisme. Ferveur. Vocable démodé, oublié, pourtant igné, tel un paysage andalou. À Collioure,
En septembre, Alice se balade sur Broadway. À Vancouver. Depuis deux semaines, elle passe devant un magasin à la devanture sale. Elle entre et s’achète une barre de chocolat. Elle se dirige vers la caisse, un Asiatique apparaît. Il est « admirablement fignolé, au visage fin et pur. » À partir de cet instant, la vie insipide d’Alice se tisse d’un point d’ancrage qu’elle a volontairement égaré après sa rupture d’avec Doug, un musicien qui l’a déçue. Il n’assumait rien, surtout pas une éventuelle paternité, Alice s’est fait avorter. Il ne vit que pour sa musique. Traductrice, elle a démissionné de la Compagnie « nouvel âge » pour laquelle elle travaillait. En quelque sorte, Alice est brisée.
À mesure qu’elle fera la connaissance de Will, Chinois de famille aristocratique, qui a subi les humiliations de la Révolution, des séquences de son passé surgiront — on pense à un patchwork —, qui s’assimileront aux événements présents. Marches désabusées dans son quartier sordide jusqu’à la boutique délabrée de Will ; des portraits affublés de leurs intimes souvenirs s’animeront, comme pour déconstruire la souffrance. À cinq ans, l’ombre coupable du père, l’affection indéfectible de la mère. Petite fille, la tendresse de son ami Stéphane, enfant « corpulent », moqué à l’école. Il tient des propos d’adulte, il est un génie. À vingt ans, un mois d’amour avec John, qu’elle rencontre chez les Hare Krishna, il veut devenir swâni. Partir en Inde. Une aventure d’une nuit avec une femme très belle, traductrice comme elle. Tableaux perçus de Montréal, la distance n’abolit rien contrairement à la mémoire qui peut nous attirer vers le vide. Cinq ans plus tôt, elle a choisi de s’exiler en Colombie-Britannique, donnant suite à l’offre d’un poste de traductrice. Son périple sentimental s’achève après que Doug ait choisi la musique, dédaignant une vie paisible aux côtés d’Alice, tellement prévenante, tellement généreuse quand il s’agit d’aimer un être possédé d’un don inestimable. Elle-même voudrait devenir écrivaine, l’inspiration lui manque. Elle a besoin que l’amour peuple sa maison intérieure pour se consacrer à un art qui lui viendrait uniquement des valeurs intrinsèques de son partenaire. L’autre n’est-il pas un perpétuel printemps nourrissant la nature autour de lui ? Alice est ainsi, une jeune femme de trente-trois ans, incapable de supporter les demi-mesures. Une flamme qui s’alimente au combustible passionnel de la chair.
Les visages du passé se fracturant, Alice aimera Will d’un amour fou. Depuis quinze ans, il est marié à une Chinoise insupportable, a un fils de dix ans. Il écrit et calligraphie de la poésie. Exilé de Pékin, il a américanisé son prénom. Will. Il fait des pugilats pour subvenir aux besoins de son fils dont la mère, avide d’argent, a la garde. Les images douloureuses de l’un et de l’autre se conjuguant, ils apprendront que la vie est une merveilleuse entreprise qu’il faut savoir diriger malgré les aléas jonchant le parcours. Chemin singulier et nocturne, qu’ils saturent d’insolites fréquentations, comme nous n’en rencontrons que dans les romans de Marie-Christine Arbour.
Alice se dépouillera de ce qui l’étouffe, du superflu de son corps jusqu’au corps lui-même, avant d’atteindre l’aspect recomposé d’une femme aimant un homme qu’elle ne veut pas perdre, ce qu’elle a risqué en faisant que les choses de l’art deviennent visibles… Les miroirs s’avèrent des outils de diffraction qui opacifient le mystère d’un être insoumis aux situations trop vite banalisées.
Roman éclaté, histoire déroutante que rythme l’écriture musicalement syncopée de Marie-Christine
Chinetoque, Marie-Christine Arbour, Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 225 pages
Notes bibliographiques
Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du