Pour la cérémonie de la lecture, j'aime le rituel: lampe bien orientée, coussins moelleux, feu douillet, présence tendre, silence et paix du coeur. Mais je peux tout aussi bien me contenter d'une paillasse et d'une lampe de poche qui ne troublera pas le sommeil de la chambrée. Adossée au mur de la gare tonitruante, la valise entre les pieds, ou chatouillée par les hautes herbes au bord de l'eau, je lis et le bruit des pages tournées, le bruissement de la langue délivrent la même ivresse.
Je lis, je me délie de tout ce qui entravait mon essor. Je lis, je me relie à tous ceux qui ont connu ce texte et à ceux qui le découvriront après moi, autant qu'à l'écrivain qui nous l'a confié. Je renoue avec mon moi le plus intime, celui de l'enfance, comme je pose les jalons de demain. Je nidifie et j'édifie.
Je lis. Je pallie les limites dérisoires de ma petite vie. Par auteurs, par héros interposés, j'expérimente mille formes d'existence, je me démultiplie. J'approfondis. Je comprends la folie d'un autre. Je pénètre dans des milieux qui me resteront toujours étrangers ou fermés. Rien ne m'est impossible. Je lis. Lire c'est délirer.
Je lis. Je relis les classiques, je les rafraîchis au contact de ma sensibilité actuelle. J'élis et j'abolis le temps aussi bien que l'espace: il n'est terre ni époque ni âge qui me soit inaccessible. Je lis-j'écris. J'écris en marge des lignes mon propre livre. Avec Tournier, je peux affirmer que tout livre a toujours deux auteurs: celui qui l'écrit et celui qui le lit.
Ce livre, je le raconterai aux enfants en faisant une énorme vaisselle, au cours d'un voyage en voiture ou dans une salle d'attente. Je le déconstruirai et je le recomposerai, image après image, séquences télescopées; comme jadis dans nos interminables conciliabules fraternels, nichés à l'étroit d'une vieille cage à lapins au fond du jardin.
Je lis, je jouis. Je me réjouis dans la jubilation des réseaux de sens. Je m'étonne et m'émerveille. Je vais de surprise en surprise et je reconnais. Déjà je pense à celui à qui je prêterai le livre. A moins que je l'abandonne sur la banquette du train ou la chaise du square, en espérant qu'il trouve un lecteur enthousiaste, ravi de l'aubaine.
Je lis. Le texte descend en moi, infuse: Le saule / peint le vent / sans pinceau; je porte ce haïku comme une fête; demain je naviguerai en haute mer avec Dostoïevski ou Cohen. Je lis et la solitude recule, le souci s'éloigne. Autour de moi veillent tant de vivants. Ils sont passés par là, avant moi, en sont revenus. Je reviens, dispose. Je lis et le monde que je vois n'égale pas celui qui m'habite.
Que lis-tu? Sur le visage de l'enfant-lecteur, je surprends l'expression concentrée, perdue: je me retire sur la pointe des pieds. Peur de rompre un charme.
Colette Nys-Mazure, De la patrie des livres, dans: Célébration du quotidien (Desclée de Brouwer, 1997)
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