Superman est un
extra-terrestre, et son apparition au coeur du Kansas n'est du qu'à
un heureux hasard, son astronef ayant habilement choisi le sol
américain pour déposer le bambin prodige. Mais à une douzaine
d'heure près, le crash aurait pu se produire en Ukraine, et la face
du monde (tel que vu par Dc Comics) en aurait été profondément
bouleversé. Superman grandit donc dans un kolkoze soviétique (on ne
verra rien de ces années de formation dans cette aventure) et
devient à l'age adulte le bras droit de Joseph Staline, avant d'en
être le successeur, après la mort du dictateur. Luttant contre les
jalousies d'un des fils illégitimes de son protecteur, s'opposant
aux américains et leurs visées déviantes inspirées par un Lex
Luthor génial et dangereux (il parvient à créer une sorte de
“Bizarro”, une réplique dégénérée du héros), Superman est
le sauveur de l'Union Soviétique, puis du monde. Les américains
résistent, et sur le sol russe, les rares opposants trouvent en
Batman une figure courageuse pour entretenir l'espoir. Superman se
rapproche également de Wonder Woman, ambassadrice de Thémiscyra,
mais l'amour ne filtre jamais, étouffé par la politique et ses
exigences. Le monde selon Superman finit par ressembler à une sorte
d'utopie policière à la Orwell, où le bien commun ne s'embarrasse
pas toujours du libre arbitre ou des libertés individuelles (qui
conteste trop peut être “reconditionné” par Brainiac, allié de
Superman). Le lecteur, lui, peut s'amuser à comparer les versions
classiques des héros ou personnages secondaires de l'univers Dc, ici
revisités souvent avec pertinence, comme Lois Lane, Hal Jordan,
Jimmy Olsen, et d'autres encore. Une bonne salade russe.
Honneur à Mark Millar
d'avoir su pondre un récit totalement ancré dans une réalité
virtuelle, et d'avoir su garder l'attention du lecteur sur l'ensemble
de son oeuvre. Ce genre de projet peut vite devenir lassant, mais
ici, l'analyse de ce que serait la réaction américaine face à la
suprématie russe (qui détient avec Superman une arme comme chaque
gouvernement en rêverait, sans oublier que c'est aussi un puissant
argument de propagande), en pleine guerre froide de surcroit, est
plutôt intelligente et éloquente. Superman garde en grande partie
ses caractéristiques, il reste une force du bien, soucieux d'aider
l'humanité, et pas seulement sa patrie d'adoption, mais les logiques
de la politique globale, les concessions qu'elle implique, finissent
par pervertir un homme bon et droit, et l'entraînent vers une série
d'erreur de jugement qui le rendent peu à peu beaucoup moins
sympathique que ce que nous connaissons habituellement. Coté
dessins, Dave Johnson (puis Kilian Plunkett en renfort pour la fin de
ce Red Son) mélange habilement le style graphique typique de l'art
comuniste avec les exigences et habitudes des comic-books
traditionnels. On fermera un oeil sur les visages féminins pas très
gracieux, et on appréciera le fait qu'on ne s'ennuit guère dans cet
album, qui tient en haleine avec une plongée glaçante dans les
affres de l'équilibre (bouleversé) de la terreur, et se termine par
une pirouette scénaristique intéressante, qui transforme Superman
en une figure iconique et cyclique. Red Son, une des sorties
incontournables de cet automne, chez Urban Comics.