Ce long poème dramaturgique sur le peintre Lucian Freud est composé de dessins
à l’encre dont l’apparente spontanéité du geste à l’origine répond, en
contrepoint, aux vers ciselés, brefs, efficaces. Un équilibre semble alors
s’instaurer. Pourtant – et c’est là, sans doute, tout l’intérêt du recueil – il
y a une menace. Menace qui pèse sur le sens des mots, des notions. En effet,
l’auteur a déporté les notions appartenant au champ phénoménologique et plus
précisément au champ levinassien dans le cadre jamais vraiment défini du poème
(puisque le « recueil » tout entier emprunte au théâtre son
dispositif). Ainsi le corps, mais surtout le visage, sans cesse répétés.
Ici le visage n’est plus le propre de l’homme, mais c’est le corps même en tant
que nudité exposée, corps de l’animal ou de l’humain, peu importe au
final : « le visage / quand le corps / est nu / est une / lumière qui
dit aussi / quelque chose de la douleur ». C’est ce qui, comme pour
Levinas, est entièrement exposé, et dans cette exposition, inflige sa nudité à
l’autre qui voit, c’est-à-dire, pour reprendre encore Levinas, sa
vulnérabilité. « Le corps nu a visage », dit le texte. Mais si, pour
Levinas, il n’y a pas de face à face possible dans le monde animal, et que la
rencontre avec autrui – cette rencontre qui nous destitue de notre pouvoir de
possession et d’emprise – n’a lieu que dans le monde humain, ce texte fait de l’animal
ou plus précisément des animaux les éléments mêmes qui portent en eux la
possibilité du visage et donc de la rencontre. C’est d’ailleurs ainsi que
Lucian Freud envisage son acte créateur : peindre l’animalité en l’homme,
ce qu’il résume au
cours d’une conversation avec W. Feaver diffusée sur BBC Radio 3 le 10 décembre 1991 : « Ce qui m’intéresse
vraiment chez les gens, c’est le côté animal. C’est en partie pour cette raison
que j’aime les peindre nus. Parce que je vois davantage de choses. »
Mais on ressent une instabilité sémantique concernant le visage, sans doute
voulue par l’auteur. Visage qui peut être le corps offert à l’attention
bienveillante du peintre qui le fait exister au-delà de son existence immédiate
ou corps qui se confond avec lui (comme deux éléments qui se rejoindraient par
accident) : « le corps nu / fait davantage / que faire palpiter
le visage / dans son creuset / (…) / il le porte / pour se confondre
avec lui ». C’est que le visage n’est pas tellement dans Rencontre avec Lucian Freud ce qui,
comme l’écrit Levinas dans Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, est violence extrême où « l’un
s’expose à l’autre comme une peau s’expose à ce qui la blesse, comme une joue [est]
offerte à celui qui frappe ». Le visage est surtout pour Gosztola (c’est
aussi sensible dans La Face de l’animal,
Visage vive ou encore le récent Rencontre avec Balthus) ce qui est
clarté d’un accueil sans violence, où ça n’étrangle pas, mais où ça laisse
disposer la matière, les être, et la possibilité de leur déploiement.
[Bérénice Biéli]
Matthieu Gosztola, Rencontre avec Lucian
Freud, Editions des Vanneaux, 2013