On a tous un plat doudou, qui nous renvoie direct à l’enfance et à l’insouciance. Ce plat qui dès la première bouchée nous fait oublier tous les tracas de nos vies d’adultes, qui nous rassure et qui nous fait du bien. En tout cas, ce plat là, moi je l’ai. Il est au panthéon de mes plats préférés. Loin devant le plus fin des mets gastronomiques. Quel que soit ce qu’on me propose en face, mon coeur penchera toujours vers lui. Je n’ai que peu de certitudes dans la vie, mais j’ai au moins celle-là.
Ce plat doudou que j’aime tant, ce sont les migas.
Il y a peu de chances que tu en aies déjà mangé. Et si c’est le cas, t’es vraiment un petit veinard, et j’aurais grand plaisir à t’écouter m’en parler.
Les migas sont intimement liés à l’histoire de ma famille, et plus particulièrement à celle de mes grands-parents. Paysans espagnols, ils vivaient au nord de l’Andalousie. Un désert. Des paysages durs, un climat aride. Autant dire que dans le coin, sa croute, il fallait trimer dur pour la gagner. Et on ne la gagnait pas très bien, malgré la sueur versée. C’est pour ça que les paysans, avant d’aller suer sur une terre pas très généreuse, devaient se remplir la panse avec de quoi carburer toute la journée, sans y faire passer ses économies. Des migas donc.
Au bout de quelques années, lassés de la pauvreté, et lassés de la dictature (ma maman m’a raconté que petite, elle faisait le salut fasciste pour commencer sa journée d’école, et ma maman est très loin d’être vielle), mes grands-parents ont décidé de quitter leurs racines et leurs terres pour la France. Enfin, je pense qu’il n’ont quitté ni l’un ni l’autre : l’espagnol reste leur langue. D’ailleurs, quand ils parlent français, même encore aujourd’hui après presque cinquante ans, on n’entend presque que le soleil de l’Andalousie. Et surtout, ils sont arrivés en France avec leur immense poêle en tôle. Et dedans, ils font tout un tas de choses merveilleuses. Un jour, je vous parlerai de la paella de ma mamie. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est les migas. Et c’est mon papi qui cuisine les migas.
(des fois, ma maman s’essaie aussi aux migas)
J’imagine qu’il y a une recette de migas par famille de paysans espagnols. Il en existe au pain, d’autres à la graisse de mouton, ou encore à la semoule de blé dur. Mais les miens de migas sont à la farine. Et cette recette est imbattable de simplicité. Nourrir une horde de petits enfants affamés et turbulents ne coûte à mon papi qu’un ou deux paquets de farine, de l’eau, une poignée de sel et une bouteille d’huile de tournesol. Il faut aussi la fameuse poêle, en version 1m de diamètre et une grande cheminée. Il suffit de mélanger le tout. Ça a l’air simple dit comme ça, mais mon papi, ce génie, accomplit à chaque fois un miracle qu’à ma connaissance personne dans la famille n’a su reproduire. Il remue les migas de telle façon qu’au fond de la poêle se forme une sorte de galette aussi fine que croustillante. Probablement la chose la plus délicieuse qu’il m’ait été donné de goûter. Il appelle ça le "pegado". Littéralement : ce qui reste collé. Le seul défaut du pegado, c’est qu’il est rare, et que nous, on est nombreux.
Je me rappelle que petite, quand on arrivait chez eux et qu’on voyait la cheminée de son établi fumer, on hurlait de joie. C’était signe qu’on allait s’en mettre plein la panse. On se ruait comme des morts de faim dans cet espèce de local qui lui servait d’atelier, de réserve, de cuisine, de lutherie et d’établi, et on le regardait s’occuper de cette immense poêle en essayant de grapiller quelques miettes de pegado. On se brulait, il se fâchait et faisait mine de nous mettre une fessée avec sa longue spatule, mais on recommençait, et au final, il cédait. Souvent on se disputait. Je suis même sûre qu’on s’est déjà battus. On se faisait souvent gronder par les adultes. Pas parce qu’on chahutait trop, non. Parce qu’on mangeait tout le pegado. En même temps, la règle était simple : premier arrivé, premier servi. Ça se terminait donc souvent en pugilat généralisé, mais ça se calmait aussi sec, quand on voyait mon papi arriver avec son immense poêle, qu’il posait au milieu de la table.
La table, parlons-en. Parce qu’il faut pas croire que ma mamie se tourne les pouces quand mon papi cuisine. Bien au contraire. La table de ma mamie est le deuxième miracle des migas. Elle déborde de bonnes choses : des concombres, des tomates, du chorizo, des saucisses frites, des poivrons grillés et croustillants, du petit salé frit, du raisin, des clémentines. Le tout réparti dans des petits plats en terre cuite. Il y en a partout, mais c’est pas grave, puisqu’on a pas besoin d’assiettes quand on mange des migas. On pioche directement dans la poêle, on fait ses petits mélanges. Quand on trouve qu’on a trop mangé, on prends un raisin, un quartier de clémentine et c’est reparti.
Et à un moment donné, on a plus faim. Et c’est le troisième miracle des migas : on est tellement calés qu’on a même plus la force de s’énerver. Alors on s’étale sur les canapés, et on se caresse le nombril en nageant dans la béatitude. Pourtant, dans le genre famille latine, ma famille se pose là, et le calme et le silence, c’est pas vraiment dans nos habitudes.
Aujourd’hui, mes grands parents ont vieilli. Ils ne cuisinent plus ces plats gargantuesques aussi souvent qu’avant. Nous on a grandi, mais ça nous empêche pas de continuer à faire semblant de nous battre comme des chiffoniers pour un morceau de pegado. Par nostalgie. Parce qu’avec une assiette de migas, on est de nouveau des enfants, et tous nos soucis sont loin de nous.
Et toi, ton plat doudou, c’est quoi ?