C'était il y a un peu plus de trente ans, à Bruxelles... Je connaissais Christian Lutz pour avoir travaillé avec lui chez Libris, la plus importante librairie de la ville - la Fnac n'existait pas - et, chez Marabout, je recevais des manuscrits très éloignés de ce que publiait alors cette maison, du livre pratique exclusivement. Des auteurs avaient encore en mémoire l'époque où Jean-Baptiste Baronian y faisait vivre un fantastique rayon fantastique. Christian m'avait demandé si je ne voulais pas l'aider à trouver des textes pour la maison d'édition qu'il mettait sur pied, Le Cri. Le Cri parce qu'il rêvait d'un logo qui rappellerait le tableau d'Edvard Munch. Cela ne s'est pas fait, mais le rectangle qui fut longtemps le signe de reconnaissance de la maison rappelait l'oeuvre qui aurait dû se trouver à l'intérieur - en creux, comme un silence.
Je faisais office de directeur littéraire dans la structure naissante. Et, ma foi, je suis assez fier des deux ouvrages avec lesquels le catalogue du Cri s'est inauguré.
Il y avait là L'oiseau vespasien, un roman (disons un roman, oui, ce sera plus simple) gorgé de poésie et de mots-valises qu'André Miguel, son auteur, peinait à faire publier parce qu'il ne ressemblait, malgré son évidente beauté, à rien de connu - rien d'habituel, pour le moins. J'avais eu connaissance de l'existence du manuscrit grâce à Jacques Bourlez, un journaliste de radio fou de littérature et poète lui-même.
Il y avait aussi Laura Colombe, de Nadine Monfils, des contes pour petites filles perverses sous le charme desquels était tombée Leonor Fini, qui allait illustrer la couverture. Nadine était un de ces auteurs qui envoyait encore chez Marabout des textes qui n'avaient plus de collection pour les accueillir. Mais, y jetant quand même un coup d’œil, il m'avait semblé y trouver un talent neuf, je les avais lus avec attention, nous avions travaillé ensemble et le manuscrit, un peu foutraque, avait fini par prendre l'allure d'un livre.
Ce fut aussi, à la mesure d'une maison d'édition toute neuve et presque sans moyens, le premier succès (en attendant que Nadine Monfils devienne, plus tard, une écrivaine suivie par des dizaines de milliers de lecteurs), celui qui permit d'aller plus loin, de publier, comme un cadeau que nous nous faisions avec la complicité d'un imprimeur qui voyait là un investissement sur l'avenir, deux petits livres écrits par nous-même, l'un par Christian Lutz (désolé, Christian, j'ai oublié le titre de ton livre), l'autre, donc, par moi-même (Quadrichromie). Péché véniel de narcissisme, dirais-je...
Il y avait eu aussi, et surtout, dans la première année d'existence, trois ouvrages d'auteurs belges de grande taille, et qui n'arrivaient pas avec des fonds de tiroir: Gaston Compère, avec Les griffes de l'ange, Georges Thinès, avec L'homme troué, et Jean Muno, avec Les petits pingouins. Ce n'était pas rien.
L'année suivante, Christian avait décidé de voir plus grand: six titres d'un coup pour la Foire du Livre. Du bon, du très bon, et un peu de moins bon, sur quoi je n'avais pas eu à donner mon avis - et cela signa la fin de nos relations professionnelles à l'intérieur du Cri.
Ensuite, la maison a connu des hauts et des bas mais a tenu le cap, finissant cependant par mettre sur pied un catalogue de grande qualité. Que deviendra-t-il, ce catalogue? Difficile à dire aujourd'hui.
Mais une chose est certaine: Christian Lutz a dû mettre la clef sous le paillasson et le rectangle vide des débuts retrouve, malheureusement, tout son sens.
Le Cri fait silence...