Sans lait, sans sucre

Publié le 03 octobre 2013 par Mentalo @lafillementalo

Il a garé sa puissante berline allemande au sous-sol. Au premier sous-sol. Plus bas, ce sont les autres, les gagne-petit. Pas de cela pour lui. Cette nouvelle entreprise de nettoyage de voitures fait vraiment du bon travail, pense-t-il en inspectant les jantes rutilantes. Dans le miroir de l'ascenseur, tandis que défilent les étages, il inspecte ses chaussures. Il faudra qu'il demande à Maria d'insister sur le cirage. Il s'enfonce dans son lourd fauteuil de cuir pendant que son ordinateur s'allume. Bientôt, sa secrétaire franchira discrètement la porte vitrée de son bureau et lui apportera un café. Noir. Sans lait, sans sucre, sans concessions.

L'agenda du jour lui annonce qu'il va une fois de plus passer d'une réunion à une vidéo-conférence, et d'une autre vidéo-conférence à une autre réunion. Heureusement, il a veillé à bloquer trois heures à midi - hier soir, au Club, on lui a parlé d'un nouveau gastronomique. Il n'aime pas vraiment ça, en fait, mais dans sa position, mieux vaut prétendre avoir oublié ses années élevé à la cuisine roborative. De temps en temps, il mange à la cantine, feignant de se mêler aux employés, d'apprécierla compagnie autant que la nourriture indéfinissable. Si seulement les budgets déplacements en avion n'avaient pas été réduits pour faire bon exemple!

A seize heures, il a prévu de passer prendre un verre chez la petite du troisième, qui vient de se marier et qui aura probablement apporté un mauvais mousseux et quelques crackers. C'est si important de se montrer proche de ses employés, on le lui a souvent répété lors de ses séances de coaching chèrement payées.

[...]

Tout le service est là, il a bien fait de venir. Tiens, ça lui rappelle son mariage à lui. Le second, pas le premier. Quand il a épousé sa collaboratrice, blonde, vingt ans de moins que lui, intelligente et promise à une jolie carrière. Enfin, pour après, quand elle aurait fini d'élever à la maison le gamin qu'il s'était empressé de lui faire. Pour le moment, elle choisit les carrelages de leur nouvelle maison. Un chantier pharaonique, unique en son genre, il ne se prive pas de le rappeler, laissant otut de même planer le mystère sur le budget.

Quand ils se sont mariés, une partie de la belle-famille n'a pas offert de cadeau. Parce qu'il était divorcé -s'ils savaient, qu'il vaut mieux être divorcé, que de continuer à trousser ouvertement les jeunes collaboratrices blondes et promises à de belles carrières lorsque les lumières de la salle de réunion s'éteignent. Il s'offusque, et l'assemblée opine poliment du chef. Peu importe, il ne les a jamais vus. Mais quand-même. Pas de cadeaux de mariage. Quel culot.

C'est un peu comme sa voisine. Toujours pas mariée. Ils ont deux enfants, elle devait espérer qu'il finisse par l'épouser, mais elle attend toujours. La voilà bien avancée. Les femmes sont si bêtes. La voilà dans une position plus qu'inconvenante. Tout le monde jase maintenant.

Il revient à son projet immobilier. Son toit végétal. Ses dérogations. Avec le réseau du Club, rien n'est impossible à obtenir. Comment s'appelle encore cette salariée aux cheveux noirs occupée à lui faire des ronds de jambes ? Il a oublié. Il ferme les yeux. Pas grave. C'est bon quand même, de voir cette jolie femme - il préfère les blondes, quand-même, et puis cette voix qui l'agace - en faire des tonnes, s'extasier sur des murs blancs, sur cette idée de génie qu'il a eue de fermer la cuisine par une porte en verre dépoli, sur cette douche géante à l'italienne dans la chambre d'amis. Sa femme appelle pour la dixième fois de la journée. Les fenêtres arriveront lundi, et elle pense à du vert pour l'entrée.

Son rire tonitruant emplit l'espace pourtant déjà étouffant. Il est si fier de sa blague misogyne - bien qu'il ne connaisse pas ce mot. L'assemblée ricane. Dans un coin, il y a celle qui est là depuis quinze ans, et qui ne dit rien, comme d'habitude. Quelle chieuse ! Avec sa ribambelle de mouflets, il se demande encore pourquoi elle vient travailler, d'ailleurs. A chaque fois qu'elle a daigné lui parler, elle l'a poussé dos au mur, il n'a eu d'autre choix que de l'écrabouiller sous n'importe quel prétexte. Elle va bien finir par se lasser. Il a tant gratté pour arriver là où il est, il ne va pas se laisser gâcher la journée par une étrangère.