A propos des Rencontres autour de Jean de Bernières

Par Contrelitterature

Rencontres autour de Jean de Bernières

Mystique de l'abandon et de la quiétude

Éditions Parole et Silence, 2013

par Jean-Marc Boudier

C’est avec joie que nous accueillons la récente parution de cet important volume (593 pages !) consacré à la grande figure spirituelle de Jean de Bernières-Louvigny au 17e siècle à Caen. L’ensemble est d’un très bon niveau et offre une documentation d’une solide érudition, donnant au lecteur un état des connaissances actuelles (éditions anciennes et modernes, travaux, recherches, etc.). L’accent est longuement mis sur certains aspects plus que d’autres, notamment sur les relations entre Bernières et Catherine de Bar (l’ouvrage paraît dans la collection « Mectildiana »…), le milieu dans lequel il a vécu ou encore son influence directe concernant les missions au Canada. Dans la présentation générale intitulée « Redécouvrir Jean de Bernières », les deux auteurs évoquent d’autres pistes de travail qui effectivement pourraient être poursuivies avec intérêt :

« Il reste pour nos successeurs à approfondir de nombreux thèmes : « Bernières et l’École Rhéno-flamande » ; « L’Ermitage fut-il un béguinage » ; « La grande diversité spirituelle d’amis collaborant à une même œuvre » ; « Bernières et Marie des Vallées » (leurs deux noms sont gravés sur la grande cloche du séminaire de Coutances fondé par saint Jean Eudes…) ; un « Bernières et Thérèse de Lisieux » et, pourquoi pas, un « Bernières et l’hésychasme oriental » » (p. 12).     

Sur ce dernier point, Jean-Marie Gourvil, qui est de confession orthodoxe, a déjà commencé à donner un article intitulé « Une lecture orthodoxe du Chrétien intérieur de Jean de Bernières et du Traité de la prière de Pierre Nicole »[1]. On pourrait encore allonger la liste des recherches : « Bernières et Pierre Le Gouvello de Kériolet »[2], « Bernières au service de la Compagnie du Saint-Sacrement », « Bernières et Henri-Marie Boudon », « Bernières et Jean Aumont (et plus généralement l’ « école de l’oraison cordiale »[3]), « L’Ermitage ou les nouveaux Amis de Dieu », « mysticisme ou initiation ? », etc. 

L’ouvrage est bâti en quatre parties : « Situer « Monsieur de Bernières » », « Jean et ses amis spirituels », « Jean dans son siècle », « Lire Jean de Bernières ». Pour ce qui est de la spiritualité de Bernières invitant à la « vie surhumaine » - ce qui nous intéresse le plus - on peut attirer l’attention du lecteur sur la fin de la communication[4] de Jean-Marie Gourvil : « La spiritualité dionysienne de Jean de Bernières », ainsi que sur l’étude approfondie de Dom Éric de Reviers : « Jean de Bernières, portrait spirituel à partir de sa correspondance et de ses notes spirituelles ».

Nous voulons revenir sur le problème des filiations spirituelles qu’évoque Dominique Tronc. S’il faut lui rendre hommage d’avoir su dégager ainsi de grandes lignées parmi les personnages du 17e siècle liés à l’Ermitage de Caen et montrer ainsi l’influence franciscaine et la postérité bénédictine, il pèche malheureusement aussi par un « finalisme » qui semble n’avoir pour but que de donner un prestigieux « arbre généalogique » spirituel à Madame Guyon qui focalise beaucoup son attention et dont l’épineux et réel problème de son « hérésie » ne semble pas le gêner. Sans vouloir jouer aux inquisiteurs, il faudrait quand même à un moment recadrer le débat en remettant de l’ordre dans les idées et en réaffirmant que la nécessité du rattachement ecclésial et de l’orthodoxie doctrinale pour les mystiques chrétiens n’est pas accessoire. Le problème est de savoir quel est le point de vue à adopter pour ne pas trahir (que ce soit hier ou aujourd’hui) la pensée et la fonction réelles de Bernières, sans l’instrumentaliser dans un sens ou un autre. L’ « École du Pur Amour », dont il parle pages 405-407, nous semble ainsi avoir des contours très imprécis, sorte de pêle-mêle de choses pourtant très différentes. L’auteur parle de « réseau informel », de « cercles quiétistes », dans lesquels il range Jean Aumont, qu’il qualifie d’ « auteur notable et attachant » au « remarquable ouvrage » (p. 404), d’ « auteur attachant qui mériterait d’être mieux étudié » (p. 405). Nous n’en saurons pas plus ici… Ailleurs, en l’associant à juste titre à Maurice Le Gall de Kerdu, il emploie au contraire l’expression de « deux personnages excentrés et excentriques »[5] (sic !).

Dominique Tronc rappelle ainsi avec justesse que Bernières et certain(e)s de ses ami(e)s se rattachent directement à la direction exercée par leur « père spirituel » : le Franciscain Jean-Chrysostome de Saint-Lô, fondateur d’une « Société de la sainte Abjection ». Ce dernier avait quant à lui subi l’influence d’un laïc très pieux et savant qui se nommait Antoine Le Clerc, sieur de la Forest et dont il écrira la vie[6]. Un dernier point retient notre attention : il s’agit d’une deuxième filiation (Jean Aumont - Archange Enguerrand), sur laquelle il nous laisse sur notre faim…

Malgré les efforts actuels pour constituer une édition critique de ses œuvres et étudier son influence directe ou indirecte, Monsieur de Bernières, qui se nommait dans une de ses lettres « un pauvre ermite caché dans le fond de sa solitude » (ce qui peut s’entendre au sens propre comme au sens figuré…), garde aujourd’hui encore - et gardera certainement longtemps - sa part de mystère et d’ombre[7] ; la Compagnie du Saint-Sacrement à laquelle il appartenait prônant de toute façon le secret entre « frères »[8]. Ce maître de l’oraison intérieure, rattaché à la grande chaîne spirituelle de la théologie mystique, a toujours beaucoup à nous apprendre.


[1] Dans Chroniques de Port-Royal, 2009, p. 129-145.

[2] Lire Le grand pecheur converty, representé dans les deux estats de la Vie de Monsieur de Queriolet, Prestre, Conseiller au Parlement de Rennes. Par le P. Dominique de Sainte Catherine, Religieux Carme. Et les Entretiens de piété qu’il a eu avec Monsieur de Berniere. A Lyon, Chez Jean Certe, 1680, « Témoignage de Monsieur de Berniere touchant la vie & la vertu de Monsieur de Queriolet », p. 428-435.

[3] Éric de Reviers assimile à tort l’Ermitage et l’ « école de l’oraison cordiale », p 427.

[4] « Jean de Bernières, dans l’histoire sociale et spirituelle de l’époque moderne ».

[5] « Quel nom donner à cette succession dans le temps de grandes figures réunies par le même idéal mystique qu’ils donnent à leur entourage? Les expressions « Oratoire du cœur » et « École de l’oraison cordiale » apparaissent chez Bremond dans le chapitre qu’il consacre quelque peu abusivement à Querdu Le Gall (une des nombreuses figures secondaires du réseau) et à Jean Aumont précédemment cité : le prêtre breton et le « vigneron de Montmorency » sont deux personnages excentrés et excentriques aux images naïves qui plaisent au conteur de beaux récits illustrés. À la contraction en « École du cœur », nous préférons le terme « École du Pur Amour », afin d’éviter toute compromission de nature affective compte tenu du sens dévalué attribué au « cœur » depuis Rousseau et le Romantisme » (Jean de Bernières, Œuvres mystiques I, Toulouse, Éditions du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011, p. 44).

[6] Paris, Chez Georges Josse, 1642.

[7] Nous ne croyons guère en la découverte prochaine « par hasard » (comme l’appelle de ses vœux Dominique Tronc) des tomes manuscrits, aujourd’hui perdus, ayant servi à la composition du Chrétien intérieur, ouvrage posthume.

[8] Nous rappelons cette affirmation en tête des considérations générales qui servent de préambule aux statuts : « Le secret est l’âme de la Compagnie, lui seul en fait la différence d’avec les autres sociétés ; c’est en lui que consiste toute la bénédiction des Compagnies du Saint-Sacrement et il est tellement essentiel que si vous en ôtez le secret ce ne sera plus une Compagnie du Saint-Sacrement mais une simple confrérie de piété comme il vous plaira de la nommer, de sorte qu’il y doit être inviolablement observé. Le secret consiste à ne point parler de la Compagnie, de ses œuvres, de sa conduite, ni des particuliers qui la composent, enfin de ne la point faire connaître en quelque manière ni par quelque moyen que ce soit ».